La pièce «Mémoire», interprétée par un trio d’acteurs inspirés, présente le drame d’une victime d’hier devenue bourreau. Une histoire qui tient le spectateur en haleine pendant près d’une heure trente.
La pièce «Mémoire», présentée vendredi soir au Théâtre des régions à la Cité de la culture et mise en scène par Sabah Bouzouita et Slim Sanhaji, est une adaptation de «La Jeune Fille et la Mort» (1991). Oeuvre de l’auteur contemporain argentino-chilien, Ariel Dorfman, elle est devenue depuis un classique du théâtre dans le monde et a même inspiré à Roman Polanski une version cinématographique en 1994. Evoquant la torture exercée pendant une ancienne dictature, l’impossible oubli du trauma, le duel de la justice et de la vengeance, la posture d’une victime devenue tortionnaire, la recherche de la vérité face au compromis de la paix civile, le poids de la mémoire… La thématique de la pièce résonne largement avec le contexte tunisien post- 14 janvier. D’autant plus que les auteurs de «Mémoire» ont pris quelques libertés par rapport au texte original et ponctué les répliques de la pièce de mots et de concepts puisés dans l’actualité politique tunisienne, tel «hiwar» (dialogue), «doustour» (constitution), «tawafoukat» (compromis), «taâwidhat» (réparations), «safakat» (transactions)…
L’histoire est celle de Kenza et de Morthada, un couple vivant dans un asile psychiatrique, dont ils cherchent à s’échapper. Le temps passe et des transformations politiques font des opposants d’hier, notamment les plus aptes aux compromissions, les héros d’aujourd’hui. Un soir, Dr Trilli visite la demeure du couple et Kenza croit reconnaître, de par la voix de cet homme, son tortionnaire. Pour dépasser les tortures et viols supportés alors qu’elle était opposante au régime en place, elle décide de prendre le médecin-bourreau en otage afin de lui soutirer des aveux. Lui qui lui faisait subir des exactions sur les sons de musique et plus clairement sur les rythmes mélodieux de «La Jeune fille et la mort» de Schubert. Le drame de Kenza rappelle étrangement le récit de Sami Brahem, opposant islamiste à Ben Ali, qui, dans son témoignage devant l’Instance vérité et dignité lors des premières auditions publiques, a raconté comment le psychiatre de la prison où il était incarcéré en 1991, censé soulager les peines des prisonniers, les soumettait à des «expérimentations» à tendance homosexuelle.
Le jeu intense de Sabah Bouzouita
Avec une mise en scène sobre et un décor à la symbolique forte aux travers de ce rideau en voile blanc, qu’on abaisse ou lève, renvoyant à la profondeur de la vérité cachée ou étalée au rythme de l’avancée du drame, « Mémoire » tient le spectateur en haleine. Et lui fait ressentir, avec cette peur qui monte crescendo, toute la pesanteur de la souffrance d’une ancienne victime emportée par la frénésie et la névrose de la vengeance.
«Mon esprit s’égare., mais je n’oublie jamais. Tout est enfoui chez moi…
Je ne veux pas et je ne dois pas oublier. Il me faut un aveu…
Un aveu à la hauteur de la douleur que j’ai subie …Je ne me permets plus de souffrir davantage…
Je ne me permets plus de tolérer davantage… Je n’accepte plus une larme…
D’un monstre qui regrette, qui me demande d’oublier. Le passé n’est pas mort, monsieur… Il n’est même pas passé. Il est inscrit dans mon corps et dans ma peur».
Ainsi s’extasiait Kenza devant son ancien bourreau. Des propos qui disent sa douleur par rapport à un vécu personnel non reconnu, y compris par la Commission d’investigation de son pays dont la mission se limite à enquêter sur les homicides et que préside son mari. Et sa mémoire à elle alors ? Sera-t-elle refoulée ? Est-elle condamnée à vivre avec ses fantômes et démons ? La pièce nous dit à quel point ces mémoires individuelles déchirées doivent aussi faire l’objet d’une prise en compte dans l’espace public et devant les tribunaux.
Mémoire est un huis clos prenant, essentiellement porté par le jeu intense et très juste de Sabah Bouzouita, grande dame du théâtre tunisien, passée par plusieurs écoles dont celles de Familia Production (rappelez-vous son époustouflante interprétation dans la pièce Familia avec Jalila Bacca). Ridha Boukadida, dans le rôle du mari, et Abdelkader Ben Saïd, dans celui du médecin, ramènent par la puissance de leurs personnages une bonne dose d’ambiguïté à ce huis clos. Une pièce qui ne manquera pas de susciter chez le spectateur une foule d’interrogations sur un processus de justice transitionnelle entamé en Tunisie depuis les lendemains de la révolution et qui semble aujourd’hui en panne.