Ce jour-là, le 14 janvier 1952, il y a de cela soixante-dix ans, jour pour jour, a été pour moi,  jeune collégien à Sadiki, une journée exceptionnelle, inoubliable et marquante parce qu’elle devrait faire date dans l’histoire de notre pays. En effet, quittant le collège vers midi, j’ai été surpris de voir toute la place de La Kasbah, archicomble de monde qui scandait des slogans anticolonisation. En m’approchant de la foule, j’ai été surpris de voir déployé un service d’ordre impressionnant, composé d’un grand nombre de policiers et de gendarmes, surveillant de près ces nombreux manifestants qui arboraient des décorations de toutes les couleurs et de toutes les formes et, brutalement, j’ai entendu quelques coups de feu qui m’ont fait énormément peur. De suite, j’ai regagné le collège que je n’ai quitté qu’en fin d’après-midi pour rentrer chez moi, à une demi-heure de marche. En fait, j’ai appris, plus tard, qu’il s’agissait du tir des forces de l’ordre qui répondaient à un tir provenant du côté des manifestants. Ces tirs ont eu pour résultats la mort d’un manifestant et la blessure de quelques personnels du maintien de l’ordre ainsi que parmi les manifestants.   

Renseignement pris à propos de cette manifestation imposante, il s’agissait de la comparution devant le tribunal du président de la Ligue tunisienne  des anciens combattants, Abdelaziz Mestouri, qui, arrêté et emprisonné trois mois et demi plus tôt pour avoir investi et dévasté, avec plusieurs centaines de ses adhérents, le secrétariat général du gouvernement, la Direction des Finances et celle des Travaux publics ( départements dirigés par de hauts fonctionnaires français) dont les locaux se trouvaient à la place de La Kasbah pour signifier, aux pouvoirs publics français, leur détermination à obtenir les mêmes droits que les anciens combattants français. Cette association défendait, essentiellement, les droits des anciens combattants tunisiens ayant servi dans l’armée française.    

Il y a lieu de rappeler que le peuple tunisien n’a jamais accepté, consenti et admis le protectorat imposé par la France en 1881 et 1883 et qu’il a manifesté, à plusieurs reprises, son opposition à cet état de faits et les événements sanglants du 9 avril 1938 représentent la preuve indélébile de cette contestation.

En réalité, et connaissant la considération, le respect et l’estime que portent les démocraties occidentales aux anciens combattants, cette association a été créée, en 1950, pour jouer un rôle politique et ce, en vue de faire  pression sur la France pour répondre aux aspirations légitimes du peuple tunisien, et ce, sur instigation et avec l’appui de feu Farhat Hached, le secrétaire général de l’Ugtt assassiné le 5 décembre 1952. D’ailleurs, le procès intenté à Abdelaziz Mestouri, le 14 janvier 1952, a été interrompu suite à ces manifestations, et renvoyé au 18 du même mois.

Cependant, ce jour là, le 18 janvier 1952, notre professeur de français, M. Testu, avait programmé, pour notre classe et depuis quelques semaines, la visite d’un journal, le quotidien «Tunis-soir» qui paraissait l’après–midi. En visitant l’imprimerie de ce quotidien qui commençait à imprimer le journal du jour, j’ai profité de l’occasion pour m’enquérir des suites du procès de Mestouri. En effet, un petit entrefilet paru en première page mentionnait que le procès a bien eu lieu, ce matin même, et que Mestouri a été condamné à trois mois de prison qu’il a déjà purgés et à cinquante mille francs d’amende.

Il y a lieu de préciser que M. Mestouri, au lieu d’être libéré, a été exilé le jour même à Remada, alors que le président du parti politique du néo-destour, Habib Bourguiba, l’a été, le même jour, à Tabarka avant d’être transféré à l’ile de La Galite et puis à Remada et nombreux autres cadres de son parti ont été arrêtés et emprisonnés.

En fait, et suite aux nombreuses pressions de la Fédération internationale des anciens combattants dont le siège était à Paris et à laquelle était affiliée la Ligue tunisienne des anciens combattants, Mastouri a été libéré en juillet 1952. Celui-ci, se sentant menacé par la main-rouge, surtout après l’assassinat de Farhat Hached en décembre 1952,  a quitté, secrètement, la Tunisie et s’est rendu au Caire  où il a continué le combat politique au sein du bureau du Maghreb arabe et n’est rentré au pays qu’après la proclamation de l’autonomie interne.

Ce qui s’est passé ce jour-là, le 14 janvier 1952, a été, en fait, le prélude au déclenchement, dans tout le pays, de la lutte armée pour l’indépendance et qui durera jusqu’au 31 juillet 1954, date à laquelle Pierre Mendes-France, le Président du Conseil français, arriva en Tunisie et annonça, devant le Bey de Tunis, Lamine Pacha Bey, la reconnaissance, par la France, de l’autonomie interne de la Tunisie qui déboucha, vingt mois plus tard, sur l’indépendance totale.    

Aussi, faut-il préciser que du temps    le président Bourguiba était  au pouvoir, on célébrait le 18 janvier comme étant l’anniversaire  du déclenchement de la lutte armée contre l’occupant alors que cela a débuté quatre jours plus tôt. En fait, que cet anniversaire soit le 14 ou 18 janvier, et les historiens le préciseront un jour ou l’autre, on n’accordait pas à cette date historique l’importance qu’elle mérite, car il y a un  devoir  de  mémoire  dont nous devons nous acquitter, jeunes et vieux, d’autant plus  que  le  sentiment  national  s’atténue aujourd’hui au  point  d’être  frappé d’oubli  ou  de  ridicule. Bourguiba était et demeure un très grand leader mais il ne fut pas le seul à incarner la lutte pour l’indépendance. En effet, le 18 janvier 1952, l’arrestation des dirigeants destouriens et en premier  lieu Bourguiba  et  l’émergence  de  la lutte armée qui durera près de 3 ans  ont  sonné  le  glas de la France coloniale non seulement en Tunisie, mais aussi dans tout le Maghreb. Car  moins d’un an plus tard, les Marocains vont  nous  emboîter  le  pas  avec  les  émeutes des Carrières de Casablanca dont l’élément déclencheur a été l’assassinat de Farhat Hached. Le 1er novembre 1954, ce sera au tour de l’Algérie de déclencher sa glorieuse révolution.      

Aussi nous devons être fiers de ce que les différentes générations  nous ont légué comme actes de bravoure, comme sacrifices, comme évènements enrichissants de notre histoire pour permettre à nos petits-enfants et à nos arrière-petits-enfants de les commémorer  d’une manière régulière pour booster l’amour de la patrie et la fierté que nous devons avoir de nos ancêtres et de notre histoire nationale en général. Nous devons auréoler notre patrimoine de pareils actions et exploits enrichissants et nous ne devons pas oublier de matérialiser ces actes et ces événements sur le terrain. Notre pays a, avec courage et détermination, permis aux combattants de l’Armée de libération nationale d’Algérie d’utiliser le territoire tunisien comme base arrière lors de la lutte pour l’indépendance et les Katibas de l’ALN  étaient implantés  tout  au long des frontières des gouvernorats de Jendouba, du Kef et de Kasserine et leurs effectifs n’étaient pas loin des 20.000 moujaheds. Les générations futures, tunisiennes et algériennes ne doivent jamais oublier cette remarquable solidarité qui  a existé, malgré les menaces du colonisateur, entre les deux peuples et la question qui se pose est la suivante: pourquoi on n’a pas, jusqu’à présent, érigé dans ces trois gouvernorats des stèles commémoratives relatives à l’implantation et au séjour de ces Katibas algériennes en Tunisie. C’est de la sorte que les prochaines générations se rappelleront de cette grande solidarité  qui  a lié les populations tunisiennes et algériennes durant cette période héroïque et c’est grâce à ces monuments qui matérialiseront cette présence des moujahidines algériens sur notre sol de 1956 à 1962 qui rappelleront aux uns et aux autres que les relations séculaires entre nos deux peuples sont l’affirmation de notre passé commun, de notre présent stimulant et de notre avenir prometteur.    

Les  peuples  ont   besoin  de  ces   épopées.  Les  célébrer,  c’est  raviver   le sentiment  national,  c’est renforcer le sentiment d’appartenance. C’est le cas des 14 et 18 janvier 1952 qui sont des dates-phares  de  notre histoire, un tournant dans  la  lutte contre  l’occupant colonial. D’autres dates, non moins célèbres, ne sont pas à négliger telles que  le 9 avril, le 20 mars, le 25 juillet et le 15 octobre qui sont, régulièrement, commémorées.

Que Dieu veille et protège la Tunisie éternelle, l’héritière de Carthage et de Kairouan.                

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