L’Alliance pour la sécurité et les libertés vient de publier un rapport dans lequel elle décortique «la concentration des pouvoirs et les dérives sécuritaires»
L’Alliance pour la sécurité et les libertés (ASL) est une coalition d’organisations de la société civile tunisienne et internationale basée en Tunisie qui, dans la continuité des slogans de la révolution, réfléchit, mobilise et agit pour que la Tunisie consolide la construction d’un Etat démocratique. Parmi les fondateurs de cette Alliance, se trouvent Al Bawsala, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes), le Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), Avocats sans frontières (ASF), l’Organisation mondiale contre la torture (Omct), Mobdi’uncreativeyouth…
Après s’être penchés sur l’extrémisme violent, les membres de l’alliance s’intéressent depuis les décisions présidentielles du 25 juillet aux répercussions de l’article 80 sur la vie politique tunisienne et sur la situation des droits et des libertés. Fruit d’un travail de monitoring, trois bulletins ont été publiés jusqu’ici par le groupe d’associations permettant de présenter une vision factuelle des événements survenus les jours d’après le 25 juillet.
Le dernier bulletin paru en février 2022 s’intitule : «200 jours après l’article 80. Concentration des pouvoirs et dérives sécuritaires ».
«Qui écrira la nouvelle Constitution ?»
Ce rapport de 22 pages décortique l’idée du caractère autoritaire du pouvoir instaurée par le Président, qui «monopolise depuis le décret dit 117 l’intégralité des pouvoirs exécutifs et législatifs». Ses auteurs rappellent la «feuille de route» de Kaïs Saïed : une consultation nationale, déjà entamée, à la suite de laquelle une commission, nommée par le Président, étudiera les propositions issues d’el istichira et les traduira en projet de réformes constitutionnelles, qui seront à leur tour soumises à référendum le 25 juillet 2022. Enfin, le 17 décembre 2022, se tiendront des élections législatives.
Si les prochaines étapes politiques sont plus claires aujourd’hui, elles ne semblent pas moins inquiéter l’Alliance pour la sécurité et les libertés : «Quid de la valeur démocratique d’une consultation nationale où, jusqu’ici, peu de Tunisiens et très peu de Tunisiennes ont participé ? Qui sera chargé de «synthétiser» les conclusions de la consultation et qui écrira la nouvelle Constitution? Le référendum de juillet ne sera-t-il pas plutôt — comme souvent le sont ce type d’outils — le plébiscite d’un Président qui cherche à asseoir sa légitimité ? ».
L’Alliance épingle l’opacité des prochaines échéances et l’absence de concertation du Président à ce propos avec d’autres acteurs de la vie publique.
En présentant les données cumulatives des 200 jours après l’article 80, le rapport précise que la présidence a publié, au cours de cette période, 260 décrets, 138 mesures judiciaires et administratives et 12 procédures devant les tribunaux militaires.
«Une loi qui va à l’encontre du processus de justice transitionnelle »
Trois parmi les projets du Président inquiètent particulièrement les auteurs du rapport. Primo, le projet de loi de réconciliation pénale, qui permet d’accorder une amnistie à tout demandeur de réconciliation financière ayant une affaire pendante. La condition ici consiste à rembourser ou à investir les montants engagés dans le litige pour le développement d’une région du pays. Saisi par le ministère de la Justice à propos de ce projet de loi, le Conseil supérieur avait émis un avis non favorable au projet en affirmant, entre autres, que «cette législation mettait en péril l’intégralité du processus de justice transitionnelle en mettant un terme aux mécanismes de révélation de la vérité et de réforme des institutions».
«Parallèlement, sous le couvert de réconciliation, ce projet semble chercher à instaurer les fondements sociaux et financiers du projet politique du Président qui est la pyramide inversée. Le Président Saïed semble en effet vouloir arrimer le projet de réconciliation pénale avec son projet d’«entreprises sociales» chargées de mettre en œuvre, au niveau local, des projets financés par l’investissement financier issu du processus de réconciliation pénale sus-décrit », ajoute le rapport.
Le projet de loi de mise en œuvre d’une carte d’identité nationale et d’un passeport biométrique est un autre motif d’appréhension de l’Alliance, qui s’interroge sur le respect de ces initiatives législatives des données personnelles et de la vie privée des citoyens tunisiens.
Après une fuite du draft d’amendement du décret-loi n° 88-2011 portant organisation des associations, l’ALS s’alarme des dispositions de ce projet susceptibles de restreindre d’une manière drastique la liberté d’association et d’accroître le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif à ce sujet. «Le droit de publier des rapports et analyses serait soumis au respect de certaines valeurs telles que “l’intégrité et le professionnalisme”; tandis que le financement étranger devra être soumis à l’acceptation de la commission tunisienne des analyses financières», explique le rapport.
Annonce de dissolution du CSM
Mais l’évènement le plus prégnant de ces derniers 200 jours incarne probablement l’annonce du Président la nuit du 5 au 6 février de sa volonté de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Une annonce faite depuis le siège du ministère de l’Intérieur, un lieu fort en symbolique.
Cette dissolution, dénoncée par la société civile, les associations de magistrats ainsi que par le Haut commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et les partenaires internationaux de la Tunisie a donné lieu à un sit in des magistrats devant le Tribunal de première instance de Tunis. Elle a été entérinée par l’annonce de la création d’un Conseil supérieur provisoire de la magistrature, en vertu du décret-loi présidentiel n°11-2022 publié au Jort. «Le décret-loi accorde la possibilité pour le Président de la République de nommer 3 magistrats dans chaque conseil, de s’opposer à la nomination, à la promotion ou à la mutation de chaque juge sur la base d’un rapport motivé du Chef du gouvernement ou du ministre de la Justice, et interdit aux magistrat.e.s de faire grève. Il s’agit d’une ingérence sans précédent du pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire et d’une nouvelle étape dans la concentration des pouvoirs entreprise depuis le 25 juillet par le Président Saïed», notent les auteurs du rapport.