Réconciliation pénale : Une loi qui rompt avec les principes de la justice transitionnelle

Après la loi adoptée par  le défunt président Béji Caïd Essebsi, relative à la réconciliation administrative, voilà que le Président actuel Kaïs Saïed, à la faveur de son pouvoir exécutif quasi illimité, vient d’émettre un décret-loi sur la réconciliation pénale. Le champ de la loi couvre autant les crimes de corruption que ceux de change, de fiscalité et de détournement de biens publics.

«Nous avons choisi ce jour pour nous pencher sur un projet ambitieux, et j’ai souhaité que ce soit justement le jour de la fête de l’Indépendance, pour présenter une série de décrets, dont notamment le projet de décret-loi sur la réconciliation pénale. Afin que le peuple puisse récupérer l’argent qui lui a été volé, au lieu de se contenter des affaires judiciaires en instance devant les tribunaux, et qui n’ont pas permis à notre peuple de récupérer grand-chose», déclarait le Président Kaïs Saïed le 20 mars 2022.

Et au Chef de l’Etat et ancien enseignant de droit constitutionnel d’ajouter : «Ces fonds que nous récupérerons, nous les reverserons aux pauvres et aux régions défavorisées et ce, par ordre de priorité allant des plus démunis aux moins défavorisés».

Le décret présidentiel relatif à la réconciliation pénale a été publié au Journal officiel de la République tunisienne (Jort), le 21 mars 2022.

Si le président Béji Caïd Essebsi a réussi après plus de deux années de conflit avec la société civile à passer une loi dont les ambitions ont été révisées à la baisse au moment de son adoption en septembre 2017 — à l’origine, son désir d’amnistie couvrait non seulement les hauts commis de l’Etat soupçonnés de malversations mais aussi les hommes d’affaires et les auteurs d’infractions fiscales —, le Président Kaïs Saïed a utilisé un contexte qui lui est favorable pour faire adopter sa réconciliation. Telle qu’il l’a toujours rêvée. Il a réussi là où BCE a échoué.

Wahid Ferchichi, professeur de droit public, était membre de la commission technique chargée en 2012 de mettre en place un projet de loi portant sur la justice transitionnelle tunisienne issue du dialogue national sur cette même thématique. Il se souvient de ce collègue discret et solitaire qui a pris goût à la politique depuis la révolution de 2011 et assistait à certaines de leurs réunions : «Kaïs Saïed n’a pas beaucoup changé. Depuis 2012, la réconciliation pénale l’obsède. Il n’arrêtait pas de la défendre au cours de nos débats».

Un projet en accord avec les thèses politiques du Président

Si la justice transitionnelle ne semble intéresser le Président que dans les limites du dossier des blessés et martyrs de la Révolution, lui qui n’a jusqu’ici point présenté les excuses de l’Etat aux victimes de la dictature, dans son discours, ce projet-là est récurrent. Et ce depuis son élection à la magistrature suprême en 2019. Il stipule l’accord d’une amnistie unilatérale à tout homme d’affaires demandeur de réconciliation financière ayant un dossier judiciaire en examen devant une juridiction tunisienne pour corruption, pots-de-vin, crime de change, crime douanier et détournement de biens publics.  La condition ici consiste à rembourser ou  à investir les montants engagés dans le litige pour le développement régional, suivant une priorisation des régions selon leur taux de pauvreté.

Parce que ce projet est en accord parfait avec la thèse de Kaïs Saïed de changer le système politique tunisien en inversant la pyramide des pouvoirs, ce qu’il nomme «la construction démocratique par la base», il a dû attendre de devenir seul maître à bord depuis qu’il a décrété l’état d’exception le 25 juillet 2021 tout en gelant le Parlement et en limogeant le chef du gouvernement puis de publier le décret-loi 117 du 22 septembre 2021 pour pouvoir mettre à exécution cette idée.

Les réserves du Conseil supérieur de la magistrature

Le décret-loi 117 du 22 septembre 2021 accorde au Président des pouvoirs décisionnels sans précédent, en l’absence tant de contre-pouvoirs que d’une détermination de la durée de ces mesures. Ce décret  comprend la suspension de la Constitution de 2014 à l’exception de son préambule et des deux premiers chapitres relatifs aux dispositions générales et aux droits et libertés, la possibilité pour le Président de la République de légiférer dans tous les domaines, l’impossibilité de recours pour inconstitutionnalité des décrets-lois et la désignation par le Président d’un gouvernement dont il dirige le Conseil hebdomadaire. Saïed s’est appuyé sur ce décret-loi de super-président pour mettre en place «sa» loi relative à la réconciliation pénale. Le 27 décembre 2021, le ministère de la Justice saisit le Conseil supérieur de la magistrature pour avis concernant le projet présidentiel.

Mais le CSM, organisme indépendant chargé de nommer les juges, refuse de le valider. Il rappelle d’une part l’existence de la loi relative à la justice transitionnelle ayant été à l’origine des chambres criminelles spécialisées qui traitent parmi leurs dossiers ceux en rapport avec la corruption et les malversations financières. Le Conseil a d’autre part fait remarquer qu’un décret-loi ne peut en aucun cas annuler et remplacer une loi organique votée par la majorité des députés du Parlement. Le 6 février,  Saïed annonce la dissolution du CSM et son remplacement par un conseil provisoire dont il a nommé la plupart des membres.

«Un tribunal d’exception qui n’offre aucune garantie judiciaire»

La même démarche où seul l’exécutif dicte et impose sa volonté semble marquer le décret-loi sur la réconciliation pénale composé de 51 articles. Ainsi une commission chargée de la réconciliation pénale sera formée bientôt auprès de la présidence de la République. Ses membres, huit en tout, sont nommés par décret présidentiel. Son  président est choisi parmi les magistrats judiciaires de troisième grade, son premier vice-président parmi les juges d’une chambre de cassation du tribunal administratif et  son second vice-président parmi une chambre de cassation de la Cour des comptes. Le Chef de l’Etat se réserve le droit de révoquer ses membres. 

Le bénéficiaire de la réconciliation devra payer 50% de la somme subtilisée à l’Etat et fixée par la commission ou 50% du coût de réalisation du projet. La présentation de cette première tranche permettra à chaque individu concerné par le décret-loi de profiter d’une réconciliation provisoire mettant fin aux poursuites judiciaires. La réconciliation ne sera finale que suite au paiement de l’intégralité de la somme exigée dans un délai n’excédant pas les trois mois. Ceci conduira à l’annulation des poursuites et des peines prononcées contre l’auteur de malversations financières.

Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD), alerte sur l’arbitraire susceptible de marquer les travaux de la commission : «Manquant de transparence et d’indépendance, la commission ne dispose ni des outils, ni du cadre juridiques pour rendre les sentences requises sur un crime ou un délit de corruption. Il s’agit d’un tribunal d’exception qui n’offre aucune garantie judiciaire».

De leur côté, trente ONG de la société civile et internationale ont émis la semaine passée un communiqué où elles comparaient cette nouvelle législation à la loi sur la réconciliation administrative adoptée par l’ex président Béji Caïd Essebsi en 2017 qui «n’a en rien libéré l’esprit d’initiative de l’administration comme pourtant promis par ses défenseurs», cite le communiqué.

Et les principes de non répétition des violations ?

Les organisations de la société civile dénoncent également la non-conformité du décret-loi avec les principes de la justice transitionnelle, à savoir la révélation de la vérité, la redevabilité et la réforme des institutions, qui garantissent la non-répétition des violations : «Ce qui va ancre la culture de l’impunité, déjà très diffuse dans plusieurs systèmes de l’Etat».

Est-ce à dire que les chambres spécialisées seront suspendues elles aussi ?

«Non», répond Ahmed Aloui, officier des droits de l’homme au bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.

«Kaïs Saïed compte par contre leur retirer les dossiers en lien avec les hommes d’affaires soupçonnés d’exactions financières. Une procédure qui risque d’entraîner une augmentation de la corruption», ajoute-t-il. Ahmed Aloui rappelle d’autre part que la loi tunisienne en matière de justice transitionnelle avait démontré que des liens indissociables existaient pendant la période de la dictature entre les crimes de droits de l’homme et ceux en rapport avec la corruption. En outre, ce genre d’initiatives entrave le processus de la justice transitionnelle, du moment où cela remet en question des objectifs de ce mécanisme, à savoir les réformes institutionnelles et les garanties de non-répétition.

Le décret-loi entré en vigueur depuis deux semaines interroge aussi les engagements de l’Etat tunisien à l’international. Puisque l’article 148 de la Constitution dans son alinéa 9 stipule : «L’État s’engage à appliquer le système de la justice transitionnelle dans tous ses domaines et dans les délais prescrits par la législation qui y est relative. Dans ce contexte, il n’est pas permis d’invoquer la non-rétroactivité des lois ou une amnistie préexistante ou l’autorité de la chose jugée ou la prescription d’un crime ou d’une peine».

«La Tunisie avec ce décret reniera-t-elle toutes les conventions internationales qu’elle a signées et notamment celles se rapportant à la lutte contre la corruption ?», s’inquiète encore Ahmed Aloui. La réponse devrait être «non», selon l’officier des droits de l’homme. «Car si les mécanismes de la justice transitionnelle ne figuraient plus dans la «nouvelle» constitution, fruit  du référendum du 25 juillet 2022, ou même s’ils n’avaient jamais été cités dans celle de 2014, les engagements de la Tunisie, tels qu’issus des traités qu’elle a ratifiés, ont une valeur supra-législative, d’où la nécessité de les respecter», explique Ahmed Aloui.

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