Tribune | Hommage à l’Armée nationale à l’occasion de son 66e anniversaire (I)

Par le Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM *

De bout en bout de cet article, en avant-plan ou en toile de fond, un acteur majeur aura jeté son ombre tutélaire sur le parcours que près de cinq millions de jeunes concitoyens qui ont eu le mérite et l’honneur d’effectuer, lors du service national, entre 1956 et 2022, ce devoir constitutionnel que la majorité de l’élite tend, malheureusement, à oublier, et que je tiens à retracer dans l’unique but de contribuer, pour une part si modeste fût-elle, à l’éclairage de certaines stations de l’histoire contemporaine de notre pays : l’Armée nationale. C’est que celle-ci est devenue une partie constitutive de notre être, nous les officiers, appartenant à la génération de l’indépendance, et aux premières promotions d’officiers de la Tunisie indépendante. Sous l’uniforme ou en tenue de ville, dans des fonctions et missions militaires ou civiles, elle préside à chaque instant de notre vie. Elle nous inspire à tout moment, nous imprégnant jusqu’à la moelle épinière de ses nobles valeurs. En cela, certes, nous sommes semblables à tous les enfants de l’Institution, de l’homme de troupe aux plus hauts gradés, mais avec une sensibilité toute particulière que ne peut partager avec nous qu’un groupe de compagnons d’armes de plus en plus restreint au fil des jours : tous ceux qui ont constitué, à l’automne 1956, le premier contingent de cette armée assurément singulière parti se former, en France, dans la prestigieuse (E.S.M.I.A., l’Ecole spéciale militaire inter-armes de St Cyr Coëtquidan). Oui, ceux-là ont vu naître cette grande Institution qui, à son tour, les a vus grandir dans son giron. A peine sortis de l’adolescence, nous avons, en effet, trouvé en elle non seulement l’horizon de notre vie professionnelle mais encore une école de civisme, de don de soi, de discipline, de dévouement et de sacrifice. Elle a développé en nous ce nationalisme et ce patriotisme qui nous collent à la peau ainsi que les grandes qualités morales qui nous ont guidés tout au long de notre carrière.

Notre armée nationale fête, ce 24 juin, son 66°anniversaire. C’est l’occasion de rappeler, au peuple tunisien, dont l’attachement à son armée qu’il retrouve, à chaque fois, est indéfectible, les différentes étapes et les vicissitudes par lesquelles elle est passée. Je le fais parce que nombreux de nos concitoyens, dont une bonne partie de l’élite, ignorent, malheureusement, tout de l’Armée et surtout les circonstances dans lesquelles elle a été créée ainsi que les difficultés qu’elle a trouvées pour l’acquisition, au départ, du minimum d’armement : en effet, les pays occidentaux, par solidarité avec la France, ont décidé, durant quelques années, d’un embargo à notre encontre, sous prétexte que cet armement pourrait être cédé aux combattants algériens qui, depuis le 1er novembre 1954, menaient ce combat libérateur contre l’occupant.

La particularité de notre armée est qu’elle est l’une des rares armées au monde à s’être formée par elle-même et grâce à ses propres enfants. En effet, il est de tradition que lorsqu’un pays colonisé ou sous protectorat accède à l’indépendance, c’est l’ex-puissance coloniale qui l’aide à créer les attributs de sa souveraineté, dont l’armée. Cependant, la Tunisie ne l’a pas fait, pour les raisons évidentes qu’il n’est pas difficile d’imaginer. C’est pourquoi je rends un vibrant hommage à nos anciens, les vingt-six officiers tunisiens qui avaient servi dans l’armée française et qui ont été transférés, sur leur demande, à la jeune armée tunisienne et avec eux le contingent composé de près de mille quatre cents militaires comprenant un certain nombre de sous-officiers et dont la grande majorité était des hommes de troupe (soldats et caporaux) engagés dans la même armée française. A ce petit contingent s’est greffée la petite Garde Brabeylicale.

Je voudrais citer parmi ces anciens qui ont eu ce grand mérite et cet honneur, du moins ceux dont je me souviens encore et je pense n’avoir oublié personne, les commandants Habib Tabib, Mohamed El Kéfi, Amor Grombali, les capitaines Mohamed Habib Essoussi, Lasmar Bouzaiane, Sadok Mansour, Béchir Bouaïche, Chérif Slama, Abdelaziz Ferchiou, Hassine Remiza, Mohamed Missaoui, Mohamed Kortas, Ahmed El Abed, Mohamed Limam, Amara Fecha, Kaddour Ben Othmane, Mohamed Abbès, Ali Charchad, Hassine Hamouda, Hedi ben Abdelkader, les lieutenants Mohamed Béjaoui, Abdelhamid Benyoussef, Moncef Essid, Sadok Ben Saïd et Mohamed Salah Mokaddem. Ces officiers ont, tout au long de leur carrière dans l’Armée Tunisienne, avancé dans le grade et certains parmi eux ont, même, atteint le grade de Général (Mohamed El Kefi, Habib Tabib, Mohamed Habib Essoussi, Mohamed Salah Mokaddem et Abdelhamid Benyoussef ). Cette petite escouade d’officiers, à l’exception d’un tout petit nombre, n’avait pas bénéficié d’une formation militaire suffisante car elle n’avait pas suivi de formation dans les grandes écoles d’état-major ou d’écoles supérieures de guerre, vu leur origine et leur niveau. Pour forger la nouvelle entité, ils ont pioché dans leur riche expérience d’hommes engagés aux premières lignes sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale et même, hélas, des guerres coloniales françaises (en particulier en Indochine) pour créer et organiser une armée avec un état-major, des unités de combat ainsi que des services de soutien, des écoles de formation et des centres d’instruction. En un mot, ils ont su assurer et garantir une vie normale à des dizaines de milliers d’hommes dans tous les domaines (recrutement, hébergement, habillement, alimentation, salaires, santé, matériels et équipements, armement et munitions, matériels roulants, instruction et formation, etc.). C’est seulement à notre maturité, après tant d’années de service, avec l’expérience que nous avons acquise et les responsabilités que nous avons assumées, que nous, les officiers de la première promotion d’officiers de l’indépendance, issus de St Cyr (la promotion Bourguiba), nous nous sommes rendus compte de la complexité de la tâche de nos aînés, les officiers transférés de l’armée française et de la Garde beylicale. Ceux-ci et ceux-là ont rendu à la jeune armée tunisienne des services énormes que nous apprécions, jusqu’à maintenant, à leur juste valeur. C’est, d’ailleurs, grâce à eux que nous sommes fiers et nous nous vantons d’être parmi les rares armées au monde à avoir formé et organisé notre institution militaire sans conseillers ni techniciens étrangers et nous n’avons eu, à ce propos, ni aide ni assistance d’un pays tiers.

( A suivre)

B.B.K.

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