Forte de son expertise autour des services à valeurs ajoutées par drones, l’Association africaine pour la promotion du géospatial (Ageos) ne cesse de sensibiliser à l’importance d’une filière intégrée des drones en Tunisie, tout en promouvant un écosystème favorable au développement des drones et renforçant la visibilité de l’expertise tunisienne en la matière, afin de faire évoluer le cadre législatif relatif aux usages des drones dans les différents domaines. Mais le développement d’une filière intégrée des drones reste un enjeu de taille pour la Tunisie. Par où commencer ? C’est à cette question et aux autres que Mme Nesrine Chehata répond dans cet entretien.
Tout d’abord, c’est quoi l’Ageos et quelles sont ses missions ?
L’Association africaine pour la promotion du géospatial (Ageos) a été fondée en 2016. Nous sommes un consortium d’acteurs actifs dans le domaine du géospatial, regroupant des universitaires, des étudiants et des professionnels des secteurs public et privé, avec un seul objectif commun qui est la promotion des technologies géospatiales. Nos principales missions consistent en la sensibilisation, le renforcement des liens entre les différents acteurs, une veille sur le marché du géospatial pour être au courant des différents projets et offres de formation… On vise aussi à faire évoluer la législation tunisienne avec les différents acteurs concernés et à promouvoir le secteur du géospatial à l’échelle africaine.
En matière de drones, on a travaillé depuis 2015 sur ce secteur où on a coorganisé la conférence TuniDrone à l’Enit. Puis en 2019, on a organisé une journée de découverte de capteurs LiDAR de cartographie 3D pour les drones où on a fait une démonstration de vol et un traitement des données en temps réel durant lesquels les participants ont pu constater la rapidité avec laquelle on peut obtenir des données par les drones et les traiter pour avoir une modélisation 3D. En interne Ageos, nous avons des projets techniques sur les drones où on ne cesse de renforcer les capacités de nos membres, on encadre des stages sur les drones et on suit et participe à l’évolution de la réglementation des drones en Tunisie qui tarde à voir le jour.
Vous venez d’organiser, récemment, la première édition de la conférence nationale “Tunisia Drone Day”. Quel était l’objectif de cet événement et comment évaluez-vous, aujourd’hui, son efficacité ?
Trois semaines avant la tenue de cette conférence, on a organisé une conférence de presse durant laquelle on a mobilisé les journalistes, puisque les médias ont un rôle crucial à jouer pour faire le plaidoyer pour l’élaboration et la mise en œuvre des législations et de réglementations relatives à l’utilisation de drones dans notre pays. Puis vient cette première édition de la conférence “Tunisia Drone Day”, coordonnée par Ageos qui était la première action du cercle aéronautique qui regroupe trois autres associations partenaires, à savoir l’Association tunisienne de l’aéronautique (ATA), la Fédération tunisienne des pilotes de ligne (Ftpl), et l’Association tunisienne des contrôleurs de la circulation aérienne (Atcca). Cet événement, qui a une portée africaine et internationale, a été organisé pour accélérer la publication de la réglementation des drones dans notre pays, un pas qui va servir à développer la filière des drones en Tunisie, mais aussi en Afrique.
Partant de ce fait, pour cette première édition, on a fixé quelques objectifs clairs pour notre projet. Il s’agit en premier lieu de sensibiliser les utilisateurs professionnels de drones et les décideurs à l’importance du développement d’une filière intégrée des drones en Tunisie. Et là, on n’est pas loin de ce qu’on veut faire, étant donné qu’on a eu 250 participants dont 100 cadres du secteur public représentant les différents ministères qui sont soit impliqués dans l’autorisation des drones (ceux du Transport, de l’Equipement, de l’Intérieur, de la Défense) soit eux-mêmes des utilisateurs de la technologie de drones, comme les ministères des Finances avec la Douane, l’Agriculture… Le but était donc de cibler ces décideurs pour montrer le potentiel énorme qu’on a en Tunisie pour se positionner à l’échelle de l’Afrique sur les technologies des drones.
Le deuxième objectif consiste en la création d’une communauté professionnelle des drones en Tunisie. En effet, nous sommes dans une étape où nous voulons faire évoluer le cadre législatif relatif à toute la chaîne de valeurs des drones en Tunisie. Et pour atteindre cet objectif, on doit le faire de façon participative. C’est pour cette raison qu’on a créé une communauté professionnelle des drones en Tunisie, qui continue à s’agrandir, pour pouvoir suivre l’évolution du cadre législatif.
A travers cet événement inédit, on vise aussi à valoriser le savoir-faire tunisien en matière de drones, plaçant ainsi la Tunisie comme un acteur incontournable de la filière drones en Afrique. Car lorsqu’on dit chaîne de valeurs, ça couvre aussi différents aspects, dont la conception et la fabrication de drones, tout ce qui relève des autorités aéronautiques, comme les centres de formation de télépilotage, les télépilotes de drones, mais aussi les centres de maintenance, les assureurs… et tous les organismes utilisateurs des données de drones. Et quand on évoque les données, on parle aussi d’infrastructures, d’équipements, d’hébergement de données, de Data Center, de cloud, de cybersécurité…Et enfin, on a besoin de tous les experts qui vont développer des services à forte valeur ajoutée pour les différentes applications (la promotion touristique, l’agriculture, la cartographie, la topographie, la sécurité nationale,…).
Notre objectif final est de fournir des recommandations élaborées de façon participative, avec plusieurs points de vue, lors de cette première conférence, mais aussi à travers les échanges de la communauté des professionnels de drones afin de couvrir toute la chaîne de valeurs des drones et d’appuyer l’Etat dans la publication du projet de réglementation des drones en Tunisie.
Vous avez évoqué le cadre réglementaire, alors que depuis un bon moment, on entend parler d’un nouveau texte de loi. Où en sommes-nous, aujourd’hui ?
L’Agence nationale des fréquences (ANF) a organisé un premier séminaire autour de la réglementation des drones en juin 2019. Puis il y a eu une première version du projet de la réglementation de drones en Tunisie, qui a été mise en consultation publique en février 2021. Cette réglementation a été inspirée de la réglementation européenne et ensuite adaptée au contexte local et au cadre législatif existant en Tunisie. Pour le moment, le choix fait est de partir sur un cadre législatif plutôt “restrictif”, c’est-à-dire qu’on part de l’interdit pour pouvoir autoriser quelques cas particuliers, ce qui est en soi un problème au niveau de la réglementation, puisque la façon dont elle est rédigée entrave toute innovation. Par ailleurs, le texte de 2021 ne concerne pas l’aspect loisirs. Et voilà, aujourd’hui, on n’a pas encore d’informations sur l’évolution du texte actuel qui a été révisé par les différents ministères, ni sur son évolution par rapport à la partie loisirs… Malheureusement, l’instabilité politique et le changement récurrent des ministres concernés par les autorisations, ainsi que du gouvernement n’ont pas aidé à la publication du projet de réglementation de drones qui devient une nécessité pour les professionnels. Par ailleurs, nous savons, d’ores et déjà, que la réglementation sera restrictive, mais elle devra suivre l’évolution des usages dans un secteur qui évolue très rapidement.
S’agit-il là d’un relâchement de la part des autorités concernées, ou y a-t-il toujours le prioritaire et le moins prioritaire ?
Aujourd’hui, la donne change car la volonté politique existe. Les services de l’Etat, eux-mêmes, sont demandeurs de cette technologie et l’utilisent de façon opérationnelle, à l’instar de la Société nationale de la protection des végétaux (Sonaprov), l’Office national de la protection civile (Onpc)… Il y a de plus en plus de demandes au niveau des services de l’Etat pour cette technologie de drones. Et donc, même pour l’Etat, la publication de la réglementation sur les drones est devenue une priorité et une nécessité.
La Tunisie est un petit pays, mais avec un potentiel humain important considéré souvent comme son trésor caché. A quel degré ce point de vue est-il, aujourd’hui, prévalent ?
Parmi les objectifs de cette première édition de “Tunisia Drone Day”, c’est de valoriser et faire connaître le savoir-faire tunisien en matière de drones, notamment en matière de développement de nouveaux produits, solutions, services à valeur ajoutée, les dernières innovations, conception, construction… Le potentiel existant dans notre pays couvre toute la chaîne de valeurs de drones en Tunisie et pour pouvoir le mettre en place, il faut qu’il soit accompagné d’un cadre législatif adapté et d’autres textes législatifs relatifs à chaque partie de la chaîne de valeurs de drones.
Quelle est la stratégie de l’Ageos pour développer davantage cette filière et créer une filière intégrée des drones en Tunisie ?
En réalité, l’idée derrière “Tunisia Drone Day” et le choix du timing n’étaient pas fortuits. Le 11 juin 2022 signifie trois ans après l’événement de l’ANF organisé le 11 juin 2019. On a senti au niveau des différents ministères une volonté de faire avancer ce dossier pour publier la réglementation sur les drones, c’est pour cela qu’on a remis le sujet sur la table. On va nous y mettre tous ensemble pour atteindre cet objectif… Même les administrations publiques commencent à mettre la pression pour la publication de ce projet de loi. Et donc, la détermination et la volonté politique existent pour atteindre cet objectif.
Mais comme c’est déjà cité, ce projet de loi sera restrictif, il ne va pas répondre à toutes les attentes du grand public. C’est une volonté publique, parce qu’il faut avoir en face la maturité des différents utilisateurs, que ce soit de loisirs ou professionnels. C’est une démarche évolutive, et même en Europe, on a suivi ce même parcours où tout a commencé petit à petit pour donner ensuite de plus en plus de liberté au fur et à mesure que le comportement évoluait. Idem pour la Tunisie où le texte sera forcément restrictif à ses débuts. Mais ce n’est qu’un premier pas car ce texte sera accompagné d’autres, surtout ceux qui concernent la formation de télépilotage et leur certification…
Il faut aussi mettre en place des mécanismes de soutien et d’appui pour les entrepreneurs qui souhaitent investir dans ces nouvelles technologies, étant donné qu’actuellement, il n’y a pas de visibilité avec des procédures qui ne sont pas connues et qui sont très lentes… Mais avec la mise en place d’un cadre réglementaire, tout cela sera plus clair et plus lisible pour tout le monde.
Revenons maintenant à la création d’une filière, on a le plus dur qui est le “savoir-faire” et tous les ingrédients sont réunis pour réussir ce défi. Donc, c’est une question de temps. Une fois la loi sur les drones précisée, rien ne sera impossible. Et à ce niveau-là, il ne faut pas oublier le volet exportation, puisqu’on a toute notre place pour nous positionner à l’échelle africaine en termes de construction, mais aussi de maintenance de drones.
Le volet formation est aussi important. Qu’est-ce qu’on a préparé pour la formation de télépilotage ?
Au niveau de la formation de télépilotage, il y a eu une première expérience en 2018 qui a été menée par la Banque africaine de développement (BAD), la Sonaprov et les partenaires coréens. Ils ont assuré la formation pour 42 personnes, dont 4 instructeurs. Ces derniers sont, entre autres, à la Sonaprov où ils travaillent sur des applications en relation avec l’agriculture. Par contre, ils n’ont toujours pas eu l’agrément de certification de leur formation en Tunisie parce que l’instabilité politique fait que le dossier reste dans le casier, sans suivi ni continuité de ce qui a été réalisé. Et, depuis, il n’y a pas eu d’autres promotions de télépilotes de drones, en attendant toujours le cadre législatif. Sachant dans ce cadre que pour le moment, les textes qui sont discutés au niveau des ministères portent essentiellement sur : dans quel cas de figure peut-on faire voler un drone ? Quelles sont les différentes catégories ? Quelles sont les applications autorisées? Quel certificat de formation de télépilotage ? Mais pour pouvoir mettre en œuvre toute la chaîne de valeurs de drones, il faudra également s’attaquer aux aspects import/export de drones, construction et certification, la maintenance…C’est tout un contexte législatif qu’il faudra mettre en place.
Est-ce qu’on peut parler aujourd’hui de la construction d’un produit 100% tunisien avec des compétences tunisiennes ?
Bien évidemment ! En effet, on a deux entreprises nationales qui construisent les drones. Mais ce sont encore des prototypes qui ne sont pas commercialisés. Pour ce faire, on va se poser la question de la certification de ces drones, de leur commercialisation et le nouveau cadre législatif doit aider au développement de ces unités.
Par ailleurs, il y a des jeunes entrepreneurs, outre un grand nombre de clubs de robotique, d’aéromodélisme… qui fabriquent de petits drones. Ces jeunes sont fans de cette technologie et c’est regrettable de ne pas avoir un cadre législatif relatif à la construction et à la certification, alors qu’on a tout le potentiel humain nécessaire.
Le drone intervient dans plusieurs secteurs. A quoi la priorité sera-t-elle accordée ?
L’utilisation de drones est très large. En Tunisie, le premier usage est la production cinématographique et la promotion touristique pour changer la façon de voir les choses et valoriser tout le patrimoine naturel et culturel de la Tunisie. C’est le premier créneau par excellence, puisque toutes les boîtes de production ont besoin, aujourd’hui, de cette technologie et de la nécessité de la mettre en œuvre.
La deuxième application avec un gros potentiel en Tunisie et en Afrique est la cartographie et la topographie. Tout ce qui est plan de ville, d’aménagement urbain, modélisation de modèles 3D de bâtiments…peuvent être produits par les drones.
On peut aussi l’appliquer dans le milieu agricole. En Tunisie, aussi bien qu’en Afrique, il y a énormément de demandes dans ce secteur pour détecter le stress hydrique, l’état sanitaire au niveau de la végétation, optimiser l’irrigation et la fertilisation… et ce, afin d’avoir une meilleure qualité, une meilleure productivité et une meilleure rentabilité. Puis il y a, bien sûr, les applications de sécurité nationale et de contrôle douanier, la surveillance des frontières…
Notons aussi que parmi les autres atouts des drones, c’est leur réactivité. C’est la principale technologie utilisée en cas de catastrophe naturelle que ce soit des séismes, des inondations, des feux de forêts…Du moment que le terrain commence à être difficile d’accès, on peut recourir aux drones pour savoir ce qui se passe, s’il y a des gens à sauver pour optimiser les interventions sur le terrain… Cela a été prouvé à maintes reprises par la protection civile qui utilise une unité mobile, équipée par des drones pour les feux des forêts pour détecter le foyer de l’incendie, son étendue, sa progression…
Finalement, mais pas moins important, maintenant qu’on est passé à l’action, quelle sera la prochaine étape pour exploiter les drones en Tunisie ?
Trois semaines après la tenue de l’événement, ce qui est sûr c’est qu’on a réussi en termes de sensibilisation des décideurs, puisqu’on a eu beaucoup de retours positifs de la part des différents secteurs publics qui nous encouragent et nous appuient. Et à l’issue de cet événement, on va publier des recommandations qui sont destinées aux décideurs. Ces dernières seront faites de façon participative avec l’ensemble des personnes qui étaient présentes. Mais pour juger la réussite de cet événement dans son ensemble, on se donne rendez-vous dans un an. D’ici à cette date, on espère qu’on aura en main notre réglementation.
Pour l’Ageos, après la publication de la réglementation, il faudra appuyer toutes les entreprises et les entrepreneurs qui veulent se lancer dans les services à valeur ajoutée, ce qui va aider à créer de nouveaux bureaux d’études travaillant dans le domaine, qui à leur tour vont augmenter encore plus le savoir-faire tunisien et aider à améliorer cette visibilité à l’international. Et donc, la deuxième édition de “Tunisia Drone Day” sera internationale avec une ouverture sur l’Afrique pour montrer le potentiel de la Tunisie comme passerelle pour l’Afrique. A cet égard, le recueil des recommandations participatives pour la mise en place d’une filière intégrée des drones en Tunisie sera notre prochaine étape.
Parmi les recommandations participatives qui seront adressées à nos décideurs, il y a tout d’abord les enjeux réglementaires où il faut accélérer la publication du projet de réglementation des drones en Tunisie, puisque la réglementation en vigueur repose sur l’article de 1995 qui ne prend pas en considération les drones, ce qui crée un vide juridique. Il faut aussi prendre en compte aussi bien les catégories professionnelles que loisirs et prévoir différents scénarios de vol en fonction des zones à survoler et simplifier les demandes d’autorisation en fonction des risques estimés. Il est aussi plus que jamais temps d’encourager et faciliter l’usage des drones à des fins scientifiques et de réglementer, au fur et à mesure, tous les points de la chaîne de valeur (la formation de télépilotage, la construction, la certification, l’import/export). Le tout, dans un objectif de mettre en place un texte réglementaire facile à faire évoluer avec le temps, car nous sommes conscients que la première version sera restrictive le temps de mener les changements technologiques et sociétaux parmi les utilisateurs et l’administration. Mais le texte doit pouvoir évoluer facilement afin de suivre l’évolution technologique.
Le deuxième enjeu pour nous est la simplification et la digitalisation des autorisations administratives en mettant à disposition la procédure complète pour la demande d’autorisation de vol (prérequis, documents) et une plateforme électronique de demande d’autorisation qui soit interopérable entre les différents ministères concernés pour faciliter les démarches, accélérer les temps de traitement et réduire la consommation de papier.
Il faut aussi fournir un portail avec la carte des géozones, les notifications relatives à l’espace aérien pour que l’opérateur de drones sache s’il peut voler sur ces zones ou pas sans avoir à déposer tout un dossier, et faciliter les démarches d’assurance des drones. Actuellement, les compagnies d’assurances exigent l’autorisation de vol afin d’assurer le drone et l’obtention de l’autorisation de vol est conditionnée par l’assurance du drone. Cette situation crée un blocage pour de nombreux projets de jeunes entrepreneurs.
Le dernier point est l’enjeu de formation. Dans ce cadre, on plaide pour étendre et renforcer les possibilités de formation et d’entraînement au pilotage des drones, au traitement des données acquises par les drones, à leur maintenance et au respect des législations liées. Il faut aussi équiper et certifier le centre de formation de télépilotage pratique de Sidi Thabet, initié par le projet tuniso-coréen en 2018, renforcer les formations en techniques photogrammétriques dans les filières de géomatique en Tunisie, et former sur la maintenance des drones et investir dans un centre de maintenance des drones en Tunisie, qui soit une passerelle pour tous les constructeurs de drones intervenant sur le continent africain.