Essia Jaïbi, metteuse en scène et dramaturge, à La Presse : «J’aime que le théâtre soit le sujet et l’outil»

(Crédit photo : Bachir Tayachi et l’Art Rue)
Dans «Métamorphose #2» d’Essia Jaïbi, le spectateur est comme happé dans un espace/temps parallèle. Immersive et saisissante, la performance théâtrale d’une quarantaine de minutes pousse à la réflexion grâce à la portée de sa thématique et est distinguée par sa mise en scène et son aspect technique. Enrichie par l’interprétation de Jalila Baccar, elle s’inscrit dans un théâtre contemporain, anti-conventionnel, propre à la metteuse en scène et dramaturge.

«Métamorphose» rime avec «Transformation», «Mutation» et surtout «Incarnation», comme c’est le cas dans «Métamorphose #2», votre dernière création en date, programmée dans le festival «Dream City 2022». D’où émane cet intérêt pour cette thématique en particulier ?

Le thème de la «Métamorphose» était présent dans ma tête depuis un bon moment. Il avait pris de l’ampleur pendant la pandémie du Covid-19. Un thème qui m’avait davantage hanté pendant cette période critique et je ne savais pas comment l’exprimer : je n’avais pas envie d’en faire un spectacle en entier ou d’écrire un texte. C’était flou ! Quand l’association «l’Art Rue» a proposé son format particulier du DPDW en 2021, et qui consistait à créer de petites performances digitales, ça a fait tilt ! J’avais cette envie de travailler le digital et je trouvais que le passage du vivant au digital était une «Métamorphose» et une transformation pour l’artiste. C’est ainsi que s’est présenté le cadre qui correspond à cette thématique. J’ai donc commencé à explorer : Au départ, j’avais exploré dans «Métamorphose #1» le mythe de Narcisse que j’ai transformé en incluant «Echo», le personnage féminin dans le but de ne pas axer uniquement ma création sur le personnage masculin de Narcisse. Sur cette base, j’ai retravaillé ou métamorphosé le mythe original. Depuis, quand on m’a reproposé de travailler sur ce même thème en octobre 2021, j’avais envie de l’explorer encore mais d’un angle plus proche de moi. Et la toute première métamorphose que j’ai connue dans ma vie était celle de ma mère Jalila Baccar, la comédienne. Elle n’a jamais cessé d’incarner différents rôles en passant d’une vieille dame à une journaliste, activiste ou à une Serial Killer. Quand j’étais petite, ce n’était pas clair pour moi : la différence entre le réel et la transformation n’était pas limpide pour l’enfant que j’étais. J’ai fini par comprendre, au fur à mesure du temps, le sens de toutes ces métamorphoses. Au fur à mesure que j’évoluais, je comprenais ce que c’est qu’une «Métamorphose» et saisissais son lien avec la réalité.    

«Métamorphose #2» est un dialogue et c’est écrit comme un dialogue.

Concernant la forme et la genèse de la performance : «Métamorphose #2» —que beaucoup ont découvert en ligne— s’est, à son tour «métamorphosée». Pouvez-vous revenir sur sa conversion du virtuel au format actuel ?

D’habitude, on fait du théâtre, du live et on le filme pour que cela passe au digital. Ici, c’est le contraire qui s’est produit. Dans «Métamorphose #2» en digital, j’ai travaillé principalement afin de créer une image pour la caméra. Tout était axé sur la caméra et il y en avait trois : on travaillait sur la lumière, le regard et c’était très technique. La temporalité de la création a changé : on est passé de 20 min à 40 min en creusant beaucoup plus les thématiques qu’on avait survolées dans le DPDW. Esthétiquement, je suis revenue à la scène, ce qui offre des possibilités multiples en prenant en considération le regard du spectateur ou comment retrouver son regard en vrai. C’est un enjeu en soi ! L’aspect technique est toujours présent mais il s’est transformé pour garder l’essence de «Métamorphose #2» tout en s’adressant à quelqu’un du public qui est présent et qui regarde directement ce qui se passe. C’est une autre intensité qui s’en dégage !

Jalila Baccar dans «Métamorphose #2»
(Crédit photo : l’Art Rue)

«Métamorphose #2» se déroulera pendant toute la 8e édition de «Dream City» et jusqu’au 9 octobre 2022 à Dribet Dar Hussein, ce lieu de la médina, qui n’a rien d’une scène de théâtre. Est-ce un choix voulu ? Est-ce une manière pour vous de continuer à faire du théâtre dans ou en dehors d’une salle ou d’une scène classique mais en cassant avec le théâtre conventionnel ?

C’est les deux à la fois ! Même si on me donne une scène de théâtre, j’ai souvent la convention théâtrale scène/salle comme c’était le cas dans «Madame M» où je fais monter le public sur scène. Comme dans «Flagranti» aussi où une partie de la pièce se passe soit dans les gradins soit à partir de la rue en arrivant sur scène. J’aime beaucoup faire cela ! Dans le cas de «Métamorphose #2», vu qu’on est dans «Dream City» qui nous offre la possibilité d’explorer des lieux qui ne sont pas théâtraux, j’ai dû faire un choix entre trois lieux en optant pour Dribet Dar Hussein. Un lieu que j’ai beaucoup aimé par son cachet, par son côté vieux, esthétiquement, chargé de rugosité. Un lieu en contraste par rapport à la forme que j’ai fait prendre dans «Métamorphose #2», cette fois-ci : celle qui lie modernité et histoire. Une rencontre que j’aime beaucoup faire. Un lieu rempli d’histoire, un lieu où les vieilles pierres sont présentes et/où on vient installer quelque chose de très contemporain, qui ressemble à la performance actuelle. Ceci reste un challenge parce que quand on sort d’un théâtre, souvent on ne possède pas les conditions habituelles, mais cela offre d’autres larges possibilités pour explorer autrement le rapport scène/salle, public/acteur.    

Le théâtre est le meilleur outil pour s’interroger lui-même. C’est un art qui est infiniment riche et qui permet de faire beaucoup de choses.

«Métamorphose #2» est aussi une écriture commune…

Ma mère a beaucoup plus d’expérience que moi en écriture et en dramaturgie. Ce qui était intéressant surtout, c’est la rencontre de nos visions différentes du théâtre. Elle a sa manière à elle d’écrire, j’ai la mienne. Je suis beaucoup plus décalée dans ma manière d’écrire. Elle, elle est beaucoup plus frontale. On n’écrivait pas réellement ensemble mais on se rencontrait pour en discuter, pour décider de ce qui reste, de ce qui s’enlève et pour trouver le commun dans tout cela. Un processus qui était très enrichissant et différent de ce que j’avais fait avant sur d’autres spectacles. «Métamorphose #2» est un dialogue et c’est écrit comme un dialogue. 

Votre performance est un dialogue qui se déroule entre Jalila Baccar et vous. Dans quel but avez-vous opté pour cette construction ? Quelle est la portée de ce dialogue et son importance pour vous et pour le public ?

Tout l’intérêt était là ! Celui de confronter ma vision à la sienne, de mettre ce rapport mère/fille, comédienne/metteure en scène, deux femmes qui ne sont pas de la même génération, qui vivent dans un même pays sans avoir le même âge. Deux regards différents sur ce pays, cet art qu’on pratique toutes les deux, sur deux expériences de vie différentes. Chacune ne parlait pas ou ne racontait pas toute seule. Dans «Métamorphose #2», c’était «comment se rencontrer pour raconter à deux ?». 

Peut-on dire que «Métamorphose #2» fait écho à la carrière de Jalila Baccar et aux personnages phares qu’elle a déjà interprétés ?

Pas uniquement. C’est vraiment une petite partie de ce qu’est «Métamorphose #2». Oui, on fait appel à ses personnages qui la hantent mais qui m’ont hanté moi aussi et qui reviennent souvent dans un geste, dans un mot, dans une posture. Souvent, c’est à peine perceptible dans une phrase, dans un terme… Mais ce n’est pas l’axe central dans la création. Ça l’était davantage dans la version digitale mais on avait envie d’aller plus loin : c’est toujours présent parce qu’on fait appel à ses propres métamorphoses mais cette fois-ci, elle vit également une nouvelle métamorphose puisqu’elle joue un nouveau rôle et c’est ce qui est intéressant.

  Dans cette création, c’est du méta-théâtre pour nous : on fait du théâtre pour parler du théâtre lui-même, en traitant aussi de notre rapport à cet art.

Dans «Madame M», vous avez mis en scène Jalila Baccar dans le rôle de «Malika». Dans «Métamorphose #2», vous la mettez en scène aussi. C’est un travail de mise en scène effectuée sans doute différemment. Où réside cette différence ?

(Rire), c’est en effet très différent. «Madame M» est mon premier spectacle. Un travail effectué en groupe. Jalila Baccar n’était pas seule sur scène : il y a eu un long processus effectué avec les autres comédiens et comédiennes pour qu’on comprenne l’histoire et pour que Jalila trouve sa place : elle a suivi notre rythme en ayant un regard bienveillant sur nous et en acceptant que nous étions en train d’apprendre. Sa présence m’avait beaucoup aidée et encouragée et sur scène, c’était un personnage intégré parmi d’autres. Dans «Métamorphose #2», elle est seule sur scène et on est allé beaucoup plus profondément dans les sujets qu’on traite. Ici, dans cette création, c’est du méta-théâtre pour nous : on fait du théâtre pour parler du théâtre lui-même, en traitant aussi de notre rapport à cet art. Comme projet, c’est beaucoup plus personnel. On est allé chercher ailleurs et bien plus loin. Trois ans après, j’ai acquis plus d’expérience depuis «Madame M». Je suis plus confiante pour la diriger dans le cadre d’une performance où elle est seule sur scène. Rappelons que c’est la 2e fois que Jalila Baccar est seule sur scène. La première était dans «A la recherche de Aida» en 2000. Et là, oui, on est un tandem mais il ne faut pas oublier qu’il y a toute une équipe, derrière, mobilisée pour concrétiser ce travail : il s’agit de tout un travail collectif, l’énergie de tout un groupe nécessaire à la réalisation de «Métamorphose #2». 

Que pouvez-vous nous dire, sans «Spoiler», sur l’aspect technique distingué de cette performance ?

Pour moi, la technique est très importante, de nos jours, pour faire du théâtre. Elle est très présente dans nos vies et je tiens à la mettre au service du théâtre que je fais parce que cela nous permet d’aller plus loin dans certaines choses et me permet d’être ancrée dans mon époque, dans mon temps et de m’adresser aussi au public que je veux large. Pour cela, il y a un grand travail de recherche, de fabrication, d’expérimentation, qui avance en amont de la direction d’acteurs et du travail de comédienne et de metteure en scène. Que ce soit par rapport à la lumière avec Bastien Lagier, à la musique avec Karim Htira, à la scénographie avec Mohamed Ouerghi et Bastien aussi, Hajer Chaouch, Feirouz Sendesni, Elyes Yahyaoui, Sourour Saidani, Boutheina Nabouli… On a exploré des choses qui étaient nouvelles pour nous mais qui nous permettent d’aller plus loin dans ce qui est une performance théâtrale aujourd’hui. Il y a toute une équipe et tout un travail qui se fait en parallèle au reste et, sans cela, ce que je ferais en tant que dramaturge serait peut être intéressant mais pas assez mis en valeur. Le théâtre est un tout, surtout dans cette performance, maintenue dans un lieu tel que «Dribet Dar Hussein», où il fallait recréer beaucoup de choses.

  Le passage du vivant au digital était une «Métamorphose» et une transformation pour l’artiste.

«Métamorphose #2» est un échange aussi autour du théâtre. Peut-on dire qu’elle interroge votre existence en tant que metteure en scène de nos jours ?

(Rire) Je saurai peut-être répondre à cette question à la fin de «Dream City» ! J’interroge tout le temps mon rôle en tant que metteure en scène. Je voulais que cette interrogation s’intensifie quand je suis dans un rapport en duo avec ma mère, son expérience à elle, son talent. Ce questionnement est aussi un processus : on passe par des périodes de doute, de réflexions. On se demande souvent «Pourquoi on fait ce métier ? Quelle est notre place ou rôle au sein de cette société ?». Des questionnements toujours présents à chaque création, mais peut-être qu’ils prennent plus d’ampleur dans une œuvre comme celle-ci.

Dans vos précédents accomplissements, vous avez déjà interrogé le théâtre comme dans «On la refait !», ou «Klash!». Est-ce que dans «Métamorphose #2», cette interrogation s’inscrit toujours dans la continuité de votre travail ?

Cela s’inscrit ! Je suis d’accord. J’aime que le théâtre soit, à la fois, le sujet et l’outil parce rien n’est acquis dans le théâtre non plus. Ça rejoint cette idée de transformation des lieux et des conventions. A chaque fois, j’ai envie de parler du théâtre pour savoir où on en est et ce qu’on a envie d’en faire, nous en tant que nouvelle génération. «Comment on perçoit cet art ? Qu’est-ce qu’on garde et qu’est-ce qu’on a envie de renouveler ?». C’est un processus permanent et le théâtre est le meilleur outil pour s’interroger lui-même. C’est un art qui est infiniment riche et qui permet de faire beaucoup de choses.      

Depuis mai 2022, «Flagranti», votre dernière pièce de théâtre en date, continue simultanément sa route et sa percée. Elle est également programmée dans le cadre de «Dream City»…

Je suis très contente de retrouver «Flagranti» aussi. (Rire) Une expérience totalement différente, et autre, à l’opposé de «Métamorphose #2». «Flagranti» est un projet, produit par «Mawjoudin We Exist» et coproduit par «L’Art rue». Il compte énormément pour moi et je pense qu’il fait son bout de chemin et pas sans difficultés. Il traite d’un tabou qui est encore très mal perçu de nos jours. Il est difficile d’en parler en Tunisie. Je considère qu’il est donc nécessaire d’en parler de nos jours, et quand le théâtre prend en charge ce genre de sujet, cela me permet de réfléchir différemment le sujet. C’est un spectacle qui raconte autre chose du pays, une autre facette et qui touche ici la majorité des gens qui viennent le voir. Vous pouvez venir le voir prochainement dans le cadre du festival « Jaou Tunis » (le 9 octobre 2022 à 19h00) à la salle le Rio, le seul espace qui nous a ouvert ses portes.

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