Entretien du lundi | Jamil Najjar, réalisateur : «Les films humoristiques et les sitcoms en Tunisie passent par une crise»

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«Rehla», signé Jamil Najjar, réunit une panoplie d’acteurs. Haut en couleurs et à l’humour décalé, ce court-métrage a interpellé l’attention d’un important public durant les JCC de 2022. Ces mêmes spectateurs sont sans cesse à l’affût d’un nouvel humour. Dans la lignée de «Ghasra» et de «Linge sale», ses précédentes réalisations, le réalisateur continue d’user de la comédie intelligente afin d’interroger un vécu, et bousculer. Rencontre au sommet !

«Rehla», votre dernier court métrage, a, à son tour, été vécu comme un voyage. Parlons-en !

Comme je suis de La Goulette, j’ai longtemps été marqué par ces véhicules qui passaient avec toutes sortes d’engins, d’accessoires, qu’on voyait en dessus : pneus, tuyaux, papiers… et différentes choses étranges. Le film tire son origine de ces scènes de la vie qui m’étaient restées en tête. Critiquer à travers l’humour m’a toujours attiré : un humour qu’on peut appeler comédie noire, burlesque, qui pousse à réfléchir… Le film est coloré, à l’image d’un pays beau, le nôtre. «Rehla» était, initialement, un long métrage que je n’ai pas fait, au final. Je n’étais pas prêt. Ce n’est pas aussi facile encore pour moi de retenir l’attention du spectateur pendant 1h30. Je l’ai fait donc en 26 min. Je l’ai remis prémonté pour les JCC de 2022, et il a été heureusement retenu. «Ghasra», mon précédent court, a raflé une quinzaine de prix à travers le monde, sans être retenu aux Journées cinématographiques de Carthage. Ce film se fraye différemment un chemin, et j’ai dû l’achever à distance, en post-production. L’avant-première m’a été proposée au « Red Sea Festival » mais j’ai préféré qu’il passe en Tunisie.

Vous vous êtes toujours distingué dans l’assistanat, et avez réalisé trois courts métrages et une sitcom télé. A quand le long métrage ?

C’est la prochaine étape. Etape par étape. C’est une question de moyens et créer un long métrage en Tunisie nécessite beaucoup de moyens et d’efforts. Je privilégie une bonne écriture et un bon casting. L’écriture, c’est la base pour aboutir à un film de qualité.

L’humour a toujours été votre dada. Pousser à la réflexion, à l’autocritique compte pour vous. Envisagez-vous de changer de registre prochainement ?

J’ai déjà travaillé sur des thrillers, des drames à l’étranger. Les films humoristiques et les sitcoms en Tunisie passent par une crise. Le cinéma pour moi est engagé : nous devons véhiculer des messages à travers le cinéma de l’humour. Le Tunisien suffoque, il veut se divertir. Je tiens à ce qu’il rie, et donc autant rire intelligemment. Le public de «Rehla» récemment a beaucoup ri. Quand ils ont terminé la projection, les spectateurs se sont rétractés, à nouveau. Ils ont ri jaune. La comédie est importante. J’adhère à un humour direct. Le film est retenu pour le Festival de Luxor en compétition officielle. Je croise les doigts pour un prix. Deux projections sont déjà programmées à Paris et à Marseille. Cet humour plaira aux Français et aux Tunisiens, résidant là-bas.

Vous avez campé des rôles par moment comme dans la série humoristique policière de Majdi Smiri «Bouliss». Préférez-vous être devant ou derrière la caméra ?

Après trois ans dans «Bouliss», pour moi, ce n’est pas rien. Je n’ai jamais pensé être acteur, malgré mes cinq ans à faire du théâtre au lycée avec Lassâad ben Abdallah. Je n’ai jamais voulu être devant la caméra. Le contexte, autrefois, m’a poussé à me lancer dans l’acting. On m’a demandé, à la dernière minute, d’incarner le rôle de «Mignon» dans «Bouliss». J’ai beaucoup hésité, je m’étais lancé et c’est sans regret. J’ai beaucoup travaillé le rôle, et la composition du rôle. La preuve, ça a duré trois ans. Etre acteur, je me vois le faire avec et pour des amis, mais ce n’est pas mon métier. J’ai joué le rôle d’un flic dans «A peine j’ouvre les yeux» de Layla Bouzid. Une expérience mémorable.

Jamil Najjar et la télé : vous avez à votre actif la sitcom «Le président», datant d’il y a 6 ans. Que gardez-vous de cette expérience?

La sitcom n’a pas reçu le succès escompté. A l’époque, elle a été même ignorée par les journalistes et les médias. C’était dur ! Je faisais le montage au fur à mesure et j’avais l’impression que ce travail passait inaperçu. Je l’ai pourtant bien écrit. J’ai bien fignolé le montage, le casting, l’écriture. Lors de sa diffusion, c’est comme s’il n’existait pas. Il n’y avait même pas eu de mauvaises critiques. Même les acteurs ont douté du projet. L’audience était plate. Même en ligne, des réactions émanaient de profils douteux, «Fake», et répétaient machinalement des commentaires. De nos jours, on ne parle plus d’un travail de qualité, ce sont les chiffres, les vues et l’audience qui priment. La diffusion ramadanesque est une erreur en soi : «Le président» nécessitait une plus grande concentration. Le public, pendant le mois saint, n’était pas apte à recevoir ce genre d’humour. Les téléspectateurs ne pouvaient pas être assez concentrés. Cet humour est en plus interrompu par la pub. Avec du recul, je dirais que mon traitement était peut-être un peu dur, moins accessible. «Le président» a été revu pendant le confinement, et il a fait écho, bien après sa première diffusion. «Attessia» l’a rediffusé récemment.

Quelle vision portez-vous sur le cinéma tunisien de ces 10 dernières années ?

J’apprécie beaucoup ce que la nouvelle vague fait. Au-delà de la subvention, il faut continuer à réaliser des films, même à petit budget. On a un gros problème de distribution. On est en manque profond de salles de cinéma. Les scénarios, les techniciens et les acteurs tunisiens sont les meilleurs dans le monde arabe. On a du succès dans tous les pays arabes, et partout où on passe. Même en Egypte, pays réputé pour son cinéma, on excelle. Pourquoi ne pas faire du cinéma commercial ? Le cinéma tunisien manque de comédies. Mais ce qui est préoccupant, surtout, c’est le manque de salles. Il faut en ouvrir davantage. Nous manquons de volonté pour ouvrir des salles de cinéma, qui sont actuellement concentrées à Tunis ou dans sa banlieue. C’est insuffisant. Il faut partir dans les régions et travailler sur un modèle économique fiable pour assurer la pérennité d’une salle de cinéma. Tant qu’on a des jeunes tunisiens qui montent, qui créent, qui sillonnent le monde et qui résistent, je reste confiant.

Quels sont vos prochains projets ?

Je ferai tourner «Rehla» dans des festivals à travers le monde. Je le donnerai à des associations, gratuitement, pour le projeter. Je viens de terminer le tournage du prochain film saoudien de Dhafer Al Abidine en Arabie Saoudite. J’ai réalisé un documentaire que je vais sortir prochainement «L’Armée blanche tunisienne», hommage au travail acharné des médecins effectué pendant la pandémie. Il a été tourné pendant le confinement général. Ce film est contre l’oubli. Il rappellera une période dure. Je n’ai fait qu’une seule projection pour les médecins à l’IFT. Il a été très bien reçu. La sortie est pour bientôt. J’ai écrit une sitcom «3 Cats», mais pas pour la télé.

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