Ils étaient colons, médecins, architectes, hommes de loi, évêques, étudiants, visiteurs ou marchands à spolier la Tunisie en toute légalité par le biais de permis d’exportation délivrés par les services des douanes coloniaux. De ce fait, des pans de l’histoire d’un pays trois fois millénaire ont quitté nos frontières et se trouvent dans des collections privées, dans des palais, dans les musées les plus prestigieux au monde, Paris, New York, La Haye ou ailleurs. La Presse lève un coin de voile sur ces forfaits commis sous le Protectorat avec à l’appui un document qui prouve ces délits et ces atteintes aux biens historiques de notre pays.
La Tunisie, cet immense territoire, regorge de trésors archéologiques où les hommes de la préhistoire, les Phéniciens, les Carthaginois, les Grecs, les Romains, les Byzantins ou encore les Arabes, se mêlant à une population libyque, ont continuellement laissé des traces, modifiant tant le paysage rural qu’urbain. Ce sont donc des millénaires d’histoire antique qui se lisent dans la pierre de sites d’un intérêt sans égal, dépassant largement les seuls sites actuellement inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, qui ont été spoliés et « légalement » exportés en France pour être vendus ensuite ailleurs et dont une grande partie se trouve dans de prestigieux musées à Paris, à New York ou à Londres.
Comment ce patrimoine a-t-il pu quitter la Tunisie sous le Protectorat français ? Des permis d’exportation étaient accordés aux spoliateurs afin de les présenter aux services des douanes à l’époque et le tour est joué. La Presse a pu se procurer un document authentique qui prouve ces forfaits commis pendant la colonisation française.
Trafic et vandalisme
En effet, sous le Protectorat, la situation de ce fabuleux et insoupçonné patrimoine archéologique est fortement menacé malgré un effort colonial de conservation. En effet, après l’abandon et le vandalisme, le patrimoine national a subi, par le trafic et les constructions, une déprédation à grande échelle aux nombreux relais. Des objets et des monuments de grande valeur, qui représentent des pans entiers de l’histoire de la Tunisie, disparaissent anéantis ou bien se retrouvant dans des collections privées des colons.
Ce document accordé aux spoliateurs signale le nom du bénéficiaire du permis d’exportation et décrit la nature des objets autorisés à quitter le pays.
En parcourant les pages de ce document, on découvre que les permis d’exportation portaient aussi bien sur des crânes, des cendres et ossements humains de l’ère antique que sur des objets, à l’instar des statuettes, des colonnes de marbre, des amphores, des vases, des pièces de monnaies, etc.
Sans vouloir encombrer les lecteurs par un rapport fastidieux comportant les détails de tous les objets exportés rien que pour les années 1920, 1922 et 1924, nous tenons à signaler que des centaines de livres d’exportation ont certainement consigné plusieurs opérations de ce genre depuis l’installation du Protectorat. La perche est tendue aux chercheurs et spécialistes de répertorier ce qui a été volé à notre insu comme bien du patrimoine.
Ci-après quelques exemples issus de ce document :
-Les frères Chavanne, sis à la rue de Rome à Tunis, ont exporté le 22 avril 1920 une tête en marbre, une statuette représentant un lion couché et deux statuettes de l’ère J.-C. représentant une femme drapée.
-M.Jerard (nom non inscrit, adresse non plus) a exporté le 14 mai 1920 une statuette de Vénus (hauteur 2.0 mètres) qui provient de la collection privée de M. Frayers), un coq entier en terre cuite, une statuette représentant un homme et une femme assis, un vase en forme de tête de femme en poterie (terre cuite) d’une grandeur presque naturelle et une boîte cylindrique d’argile à Tunis.
-Le docteur Eichmaïller a exporté le 9 juillet 1920 (expéditeur agence Dana) 10 caisses puisées du dépôt de M. Ingre contenant du marbre provenant de la démolition de maisons arabes acheté chez un marchand.
-M. Granier, employé au parquet du procureur de Sousse, a exporté le 18 juillet 1920 2 pièces de monnaies en or, une pièce de monnaie carthaginoise en or, deux pièces de monnaie carthaginoise en argent, deux pièces de monnaie en argent.
-M. Evangélisti de la paroisse sise à la rue de l’Eglise a exporté le 3 janvier 1922 trois panneaux de faïence tunisienne (type des perroquets) vers Alger au profit d’un architecte du gouvernement pour un palais algérois.
Cet antiquaire a également exporté le 24 janvier 1922, 1.500 carreaux de faïences (étoiles jaunes) au profit de M.Darbesa, architecte du gouvernement pour le Palais d’été d’Alger.
-M. Le Comte Beyrou Khan de Trorok, sis à la rue Beethoven à Paris, a exporté le 11 mai 1922, 103 lampe, 57 plats, 148 vases et amphores, 53 fragments de poterie diverses, 15 fragments de verres brisés, 11 fragments corniches.
-M. L.Fatter étudiant à l’université de Strasbourg, 17 rue du Dôme Strasbourg, a exporté le 5 janvier 1924, une venelle punique, un fragment de masque en terre cuite de l’ère punique, une assiette romaine, une poterie avec anse romaine et des cylindres en terre cuite (éléments de voûte).
-M. C. Vidal, directeur de l’école préparatoire de Sousse, a exporté le 21 janvier 1924 deux lampes romaines.
-Melle Alberta Montgomery sise au 90 Maringside Drive, New York City, Etats Unis, a exporté le 28 avril 1924 8 lampes puniques, 4 lampes romaines, deux vases puniques, une fiole de verre.
-Melle Harriet Mac Klee Natick, sise au Massachussetts- Etats Unis, a exporté le 28 avril 1924, six lampes puniques, un vase romain et d’autres pièces.
-L’abbé Chabot a exporté le 16 mai 1924 8 urnes puniques contenant des ossements provenant du sanctuaire de Tanit à Carthage-Salammbô.
-M. Jean-Pierre Béteau, interne à l’hôpital Sadiki à Tunis, a exporté le 17 octobre 1924 une poterie punique, grosseur de 0,13 mètre, une lampe d’époque romaine (roude sans décor) et une lampe de l’ère chrétienne antique avec croix.
-M. Jacques Saada à Tunis a exporté le 9 juillet 1929, par le biais de l’agence Rapide, 12 colonnes de marbre et trois vases en marbre.
-Un caporal du nom de H. Deleval (4e Zouaves) a exporté le 28 mars 1929 un racloir en bronze, une petite pince en bronze, une lampe décorée d’un coq.
-M. Vanfrey de l’Institut de paléontologie humaine à Paris a exporté le mai 1931 des cendres et ossements provenant de gisements préhistoriques de Gafsa et de Redeyef destinée au Musée d’histoire naturelle de Paris.
Il a aussi exporté le 24 mai 1932 huit caisses contenant des objets paléolithiques (silex taillés, meules et polis) provenant de la région de Gafsa.
Piero Bartoloni. Archeologue
10 avril 2023 à 17:02
M. Le Comte Beyrou Khan de Trorok: il s’Agit du Comte (sois disant) Kuhn de Prorok, premier fouilleur en 1925 du tophet de Carthage.
Nom
12 avril 2023 à 03:41
Et si on parlait un peu de la spoliation qui continue, celle des fouilles illégales faites par des Tunisiens, en 4×4, la nuit? Le colonialisme a bon dos.
Nom obligatoire
13 avril 2023 à 02:51
Braise de nuit devient cendre du matin.