Accueil Culture Journée inaugurale de Gabès cinéma Fen: Art, pensée et bouillon d’images

Journée inaugurale de Gabès cinéma Fen: Art, pensée et bouillon d’images

Sans cérémonie d’ouverture, sans tapis rouge, sans bling bling, Gabès cinéma Fen a ouvert sa 5e édition de plain-pied dans la réflexion, dans la production de pensée et dans une direction que ce festival a voulu être, depuis ses débuts, un espace où l’on pose un miroir pour se regarder droit dans les yeux, réfléchir son image, la produire et l’interroger.

Et c’est tôt dans la matinée que les activités du festival ont commencé. Cinéma “minoritaire”/Luttes minoritaires : vers une convergence, est le thème du panel qui a réuni plus d’un expert d’horizons différents pour un débat qui place la pratique artistique face à des paradigmes, tels que l’expression des minorités, l’universalisme, convergence ou divergence. Le thème choisi et introduit par le sociologue Maher Hanin pose le concept de la minorité sur son terrain philosophique et social, ouvrant ainsi la voie aux alliés du festival et acteurs du cinéma arabe pour parler de leurs expériences entre la production, la distribution, la programmation et le développement de capacités/formation. Au début de son intervention, Maher Hanin s’appuie sur la thèse du philosophe français Georges Canguilhem, «le normal et le pathologique», pour souligner que la différence est un accord social et non une anomalie à l’origine. Il relie cela à la citation de Kant et ensuite à la pensée moderne sur la morale en tant que devoir rationnel qui conduit nécessairement à l’universalité. Ainsi, la modernité rejette tout ce qui ne correspond pas à ce que croit l’esprit collectif et l’établit. Tout est donc soumis d’une certaine manière à une norme, et tout ce qui en sort est considéré comme une minorité.

Qu’est-ce qui fait qu’un cinéma puisse être minoritaire ? Telle est une des questions proposées au débat.  Est-ce le nombre de films, ou leurs sujets, ou le nombre des spectateurs/récepteurs ? Peut-être les deux à la fois et même plus, mais convenons que le cinéma minoritaire est avant tout un choix, ses points de départ et ses approches sont multiples et conduisent tous à la libération de la créativité de l’emprise de l’argent, celle du financement ou de la rentabilité, et à la dissolution et l’abolition des limites pour que l’esthétique se décompose dans le politique, et chacun épouse toutes les transformations complexes de l’autre par l’expérimentation et la narration. lyne Saab, Karim Ben Ismail, Omar Amiralay, Hala Lotfy, Nasreddine Shili, Ghassan Salhab, Hassan Ferhani, Hamza Ouni, et la liste s’allonge, sont tous des réalisateurs dont la plupart de leurs films ont été projetés à Gabès Cinema Fen, et qui partagent le parti pris pour la marge en tant que “vérité”, de l’individu en tant qu’absolu, et de la forme en tant qu’entité ayant sa propre philosophie et sa propre politique. C’est pour ces raisons qu’ils sont parmi les pionniers du cinéma minoritaire, en tant que déviation aux normes imposées par le système dominant et qui tracent d’autres voies, des voies nouvelles plus affranchies.

La journée inaugurale s’est poursuivie via la déambulation de la Kazma avec l’inauguration de la section art vidéo. Les containers, cette année, sont verts et embrassent l’environnement qui les entoure. El Kazma 2023 présente neuf œuvres d’art vidéo. Chaque vidéo dessine, observe ou franchit une ligne ou une frontière, explore les barrières et les distances, ou se trouve en dehors d’un territoire, perdue dans l’espace. Dans ces œuvres, les frontières sont perçues à la fois comme des facilitateurs et des obstacles. Elles peuvent être à la fois puissantes et banales, absurdes et mortelles.

Cathy Lee Crane nous emmène à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, John Smith à la frontière entre la Turquie et le nord de Chypre, tandis que l’œuvre de Lawrence Abu Hamdan nous fait découvrir un opéra construit à la frontière entre le Canada et les Etats-Unis, là où Derby Line, dans le Vermont, rencontre le Québec. Avec Patricia Morosan, nous assistons à une expérience de télépoésie qu’elle a inventée pendant le premier confinement de la pandémie du Covid-19 comme un moyen pour surmonter les distances et la solitude. Avec l’installation de Harun Farocki, nous participons à une curieuse exploration des extrémités des mondes des jeux-vidéo, qui incluent la possibilité pour les personnages de tomber dans l’espace. Rabih Mroué crée une autre expérience hors de l’espace avec ses dessins animés de contours de corps. Noor Abuarafeh nous emmène voir des animaux en cage dans des zoos en Palestine, en Suisse et en Egypte, et des animaux catalogués dans des musées d’histoire naturelle. Avec Lamia Joreige, nous roulons dans un paysage suspendu à Beyrouth. Enfin, filmés dans une fausse Venise au Qatar, nous observons dans des cadrages précis, des lignes et des séparations au niveau des images elles-mêmes. L’acte même de cadrer, dans le cas du travail de Rawane Nassif, signifie aussi dessiner et montrer les lignes et les structures qui séparent et combinent les éléments dans l’architecture et les façades. Le choix porté sur le film «Ashkal» de Youssef  Chebbi en première séance spéciale se place dans la même optique. Ce festival, qui questionne aussi bien la forme que le discours, qui abolit les frontières entre les expressions visuelles, qui défend une image «minoritaire», à la lisière du conventionnel, du système établi, qui cherche encore et de plus en plus à repousser les limites de l’attendu et du prévisible, trouve dans l’œuvre de Youssef Chebbi une caisse de résonance à ses attentes.

«Ashkal» est un film formel, esthétique, qui interroge aussi bien les espaces que les matières sur une trame d’un thriller politico-onirique et a offert un spectacle bouleversant et troublant au public qui remplit la salle de projection du festival. Gabès cinéma Fen continue avec son K Off un espace de création et d’exposition ouvert aux jeunes créateurs, sa section réalité virtuelle, un axe des plus populaires du festival, ses rencontres, débats, sa section ciné terre, et ciné Kids. Voilà un rendez-vous où le cinéma et les arts visuels s’imbriquent et dialoguent, posent un regard sur soi, sur l’autre et sur le monde.

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