La section art vidéo de Gabès Cinéma Fen dessine, observe ou franchit une ligne ou une frontière, explore les contours, retrace les barrières et les distances. Les espaces ou les territoires dans lesquels on se trouve aussi bien au centre qu’à la lisière ou carrément en dehors sont une réalité ressentie, décrite, sublimée ou rêvée. L’acte de franchissement, de dépassement ou le sentiment d’un territoire, perdu dans l’espace, s’expriment via des pratiques artistiques, elles aussi à la recherche de langage libéré qui construit et déconstruit une pensée et un discours.
Dans les œuvres présentées dans les containers, les frontières comme ligne de démarcation se rétrécissent ou s’étirent pour devenir à leur tour un lieu producteur de sens, un espace mental, sonore, géopolitique, social ou psychologique qui pose une main tâtonnante sur l’intime, l’imaginaire, et prend les pulsions de corps divers et de formes qui trouvent leur définition par ces frontières puissantes et banales, absurdes et mortelles.
«Turtles are Always Home» ou les tortues sont toujours chez eux, l’œuvre de Rawane Nassif, dont le travail porte sur l’espace, les traditions, les identités, les déplacements et la mémoire, interroge dans sa vidéo une géologie du voyage et du déplacement. «J’ai quitté le Liban en 2006. Au cours des dix dernières années, j’ai vécu dans 7 pays, 10 villes et 21 foyers. J’ai dormi dans 21 lits, cuisiné dans 21 cuisines, nettoyé 21 salles de bains, écrit sur 21 bureaux et fermé 21 portes derrière moi. J’ai mis toute ma vie dans deux valises et un sac à dos. Le reste est resté derrière moi. Quelqu’un quelque part utilise mon lit, quelqu’un quelque part porte mes chaussures, quelqu’un quelque part se souvient peut-être de moi dans ces traces fragmentées. J’étais là. Mais maintenant, je suis ici. Au Qatar. Dans une fausse Venise aux maisons colorées». Un récit fait de fragments de vie, des vies multiples toutes siennes mais pas totalement. Des bribes de ce qu’on laisse derrière nous et ce qu’on essaye de construire dans l’ici qu’on quitte en emportant juste une parcelle. Notre trace, celle des autres, d’autres vies qui ressemblent à la nôtre, un chez-soi, une part de soi.
Avec Chalk Outlines—contours de craie—, Rabih Mroué acteur, metteur en scène, dramaturge, artiste visuel, explore la résistance permanente de l’artiste à la manière dont les images de guerre sont diffusées et absorbées par le public. Prenant comme point de départ des images de cadavres dans les rues des villes syriennes trouvées dans les journaux, Rabih Mroué est entré dans un processus intime et spirituel, dessinant le contour des corps et s’engageant ainsi dans chaque cas de vie perdue.
Dans une distanciation troublante qui consiste à ne retenir des corps que les contours, les formes et les positions, des lignes renforcées, d’autres plus légères presque estompées, l’horreur du spectacle devient une danse de l’absurdité, une sédimentation de formes aplaties. Une manière qui cherche, quelque part, à être facilement effaçable comme tout dessin à la craie, mais la vidéo le fixe défiant ce côté éphémère de l’œuvre. La vidéo sublime, rend le spectacle intime comme sorti de l’esprit d’un enfant, un enfant qui résiste à l’horreur, qui se murmure une berceuse pour faire taire le bruit assourdissant des bombardements.
«Parallel II» de Harun Farocki étudie les limites des mondes du jeu vidéo. Dans les univers des jeux, les objets prennent la forme de disques flottant dans l’univers, ce qui rappelle les conceptions pré-hellénistiques du monde. Les mondes des jeux ressemblent à des scènes de théâtre où les objets n’ont pas d’existence réelle. Chacune de leurs propriétés doit être construite séparément et leur être attribuée. Dans le regard que pose Harun Farocki et la réflexion qu’il en fait sur les limites et les frontières à travers les jeux vidéo, nous suivons sa démarche qui s’appuie sur une conception autre que celle du réel. Le monde des jeux vidéo n’a rien de réel mais sans un joueur, ils ne peuvent exister. Le monde se construit comme une scène, un terrain de jeu, crée un parcours à suivre, les glissements possibles en dehors des limites imposées, et des zones de «non-existence». Perdre le fil, franchir les barrières, perdre pied sont des possibilités envisageables une fois un joueur dans la pratique, et franchir les limites imposées et construites est synonyme de mort.
«Flag Mountain» de John Smith est un regard de l’autre côté de la frontière à Nicosie, la capitale divisée de Chypre. La caméra regarde les toits du sud chypriote grec et les montagnes de la République turque au nord, où une démonstration de nationalisme est mise en valeur par des moyens cinématographiques. Adoptant une tonalité dramatique oscillant entre macro et microperspectives, Flag Mountain (La montagne du drapeau) met en scène le spectacle de la vie quotidienne des habitants des deux côtés de la ville.