Face au désistement des hommes d’affaires poursuivis en justice et leur refus d’adhérer au processus de conciliation pénale, ils sont aujourd’hui sous le rouleau compresseur de la justice. Le temps de la conciliation est révolu. Plusieurs d’entre eux sont déjà en garde à vue et la liste risque de s’allonger.
Instaurée par décret en mars 2022, la conciliation pénale n’a pas été, semble-t-il, au goût des hommes d’affaires concernés par ce mécanisme. Ils l’ont boudée et ont tout fait pour la saboter au point que le Président de la République, qui a toujours appelé à la restitution au plus vite des biens mal acquis, n’a pas caché son irritation et son agacement face à la lenteur et l’inefficacité du processus. Le magistrat et président de ladite commission, Makram Ben M’na, en fait le premier les frais. Il est limogé. Il ne sera pas d’ailleurs le seul car d’autres membres suivront.
Les vieux dossiers ressurgissent
Parmi les dossiers qui ont refait surface, celui de l’homme d’affaires Marouane Mabrouk. Un dossier qui a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années, en raison de son lien avec l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed. Pour rappel, et dans le cadre de l’affaire inhérente au dégel des fonds de Marouane Mabrouk en 2019 par l’Union européenne, à l’époque où Youssef Chahed présidait le gouvernement, le juge d’instruction en charge du dossier a émis un mandat d’arrêt international par le biais d’Interpol contre Chahed.
Marouane Mabrouk a été placé en garde à vue depuis mardi 7 novembre pour suspicion de blanchiment d’argent pour une durée de cinq jours sur ordre du Parquet près le Pôle judiciaire et financier.
L’ancien ministre du Transport et homme d’affaires Abderrahim Zouari a été à son tour placé en garde à vue pour une durée de cinq jours, également le 7 novembre dans la soirée. L’information a été confirmée par la déclaration du porte-parole du Tribunal de première instance de Tunis et procureur adjoint, le juge Mohamed Zitouna. Zouari est soupçonné de délit d’exploitation d’un agent public pour tirer un bénéfice pour lui-même et nuire à l’administration.
Plusieurs hommes d’affaires accusés de blanchiment d’argent et de fraudes fiscales seraient maintenus en garde à vue ces derniers jours. La liste risque de s’allonger.
Le premier juge d’instruction près le Pôle judiciaire et financier avait émis le 30 octobre dernier un mandat de dépôt contre l’homme d’affaires Taoufik Mkacher, pour des accusations similaires. Sa fille a adressé un message au Président de la République sur une vidéo postée sur les réseaux sociaux, le suppliant d’intervenir en faveur de son père pour des raisons de santé, tout en indiquant que ce dernier a déposé un dossier auprès de ladite commission le 26 juin 2023, et qu’il a été arrêté quelques jours avant qu’il ne puisse collecter la somme d’argent due. Or, Mkacher a été inculpé le 20 octobre dernier dans une nouvelle affaire.
Selon des sources dignes de foi, l’étau est en train de se resserrer autour de quelques hommes d’affaires poursuivis pour divers chefs d’accusation.
Que dit la loi ?
Contacté par La Presse pour livrer son point de vue sur ces affaires, Maître Karim Jouaihia, pénaliste et avocat à la Cour de cassation, nous explique que «toute personne poursuivie est présumée innocente et devrait faire face au procès pénal en liberté, et ce jusqu’au prononcé d’un jugement d’acquittement ou de condamnation. Exceptionnellement, la loi pénale autorise la mise en détention de la personne poursuivie qui n’a pas encore été condamnée dans des conditions bien déterminées».
Ainsi, durant l’enquête préliminaire, le prévenu peut être gardé à vue pour les besoins de l’enquête par une ordonnance du procureur de la République pour une durée ne dépassant pas 48 heures, avec possibilité de prolongation une seule fois pour une durée de 24 heures en matière de délits et de 48 heures en matière de crimes.
Toutefois, et pour ce qui est des infractions terroristes ou de blanchiment d’argent, le prévenu peut être gardé à vue pour une durée ne dépassant pas cinq jours avec possibilité de prolongation de deux fois pour la même période.
Par ailleurs, durant l’instruction, l’inculpé peut être soumis à la détention préventive dans les cas de crimes ou délits flagrants et toutes les fois que, en raison de l’existence de présomptions graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen d’assurer la sûreté de l’information.
A cet effet, la détention préventive peut être décidée par le juge d’instruction pour une période ne dépassant pas six mois avec possibilité de prolongation une seule fois en cas de délit, pour une durée qui ne peut être supérieure à trois mois, et deux fois, en cas de crime, sans que chaque durée dépasse quatre mois.
Des agendas ont interféré pour saper le processus
Il est à rappeler dans ce même contexte que le gouvernement prévoit, dans le projet de loi de finances 2024, des mesures organisant l’opération du transfert provisoire des fonds gelés auprès des banques à la Trésorerie de l’Etat dans un délai ne dépassant pas le 15 avril 2024. En cas de non-transfert des fonds ou de retard, une amende de 10% est imposée aux banques réfractaires.
La restitution des biens mal acquis estimé à 13.500 milliards revêt une importance capitale pour le Président de la République. Sauf que la création de la Commission nationale de conciliation pénale (Cncp), en mars 2022, n’a pas été à la hauteur des ambitions du locataire de Carthage qui a fait de la question des biens spoliés son cheval de bataille.
Des agendas ont interféré dans le processus pour saper les efforts de cette commission, commentera plus tard son président limogé, Makram Ben M’na.
Kaïs Saïed est catégorique: «Les institutions sont créées pour s’acquitter de leurs missions», ou encore « nous livrons une course contre la montre pour récupérer l’argent spolié». La justice tranchera.