Interview accordée par M. Nabil Ammar, Ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’Etranger au journal espagnol, El PAIS : « Il y a un traitement très humain des migrants, mais contrôler nos frontières est notre droit »

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Entretien conduit par Josep Cata-El PAIS

En marge de sa participation aux travaux du 8e Forum régional de l’Union pour la Méditerranée, Nabil Ammar, ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger, a accordé une interview au journaliste espagnol Josep Catà, publiée le 30 novembre 2023 par le quotidien El Pais. Nous publions le texte de l’entretien in extenso.

Quelles conclusions tirez-vous de la réunion du Forum méditerranéen ?

C’est un début de prise de conscience que ce qui se passe à Gaza et aussi en Cisjordanie est totalement inacceptable, dangereux et ouvre la porte à tous les scénarios possibles, c’est sans précédent.

La cause palestinienne sera-t-elle de plus en plus identifiée avec le Hamas ?

Les conséquences de ce niveau de souffrance comportent de graves risques pour la stabilité dans la région et au-delà.

Cela crée chez des milliers de personnes un ressentiment terrible, cela laisse les gens traumatisés, déséquilibrés et c’est l’essence de toutes sortes d’actes de vengeance désespérés et violents.

Mais c’est aux Palestiniens de décider qui les représente. Le problème, c’est la colonisation, qui n’a pas commencé le 7 octobre. Gaza est une prison à ciel ouvert depuis des années. Les humiliations en Cisjordanie sont quotidiennes. Et lorsque les Palestiniens se rebellent, on les considère alors comme des terroristes. On parle également de déplacer la population vers l’Egypte ou la Jordanie. C’est une ligne rouge.

Concernant la politique migratoire, le protocole d’accord entre la Commission européenne et la Tunisie a suscité de nombreuses critiques. Les comprenez-vous ?

Nous n’avons aucun problème avec l’UE. Le 16 juillet, nous avons signé un mémorandum basé sur le respect mutuel, en cinq piliers, et pas seulement sur la migration. Mais des problèmes sont apparus au sein de l’UE. Ce n’est pas notre problème.

En septembre dernier, la Tunisie a refusé la visite d’une délégation de la Commission européenne et d’une autre de députés européens. Pourquoi ?

C’est très simple. Je connais ces Eurodéputés depuis que j’étais ambassadeur à Bruxelles, ils ont un problème personnel avec la Tunisie, car ils ont des relations particulières avec les partis de l’opposition. Les formes étaient inacceptables. Ils sont venus en mission d’inspection. Nous n’accepterons plus jamais cela, c’était un acte de provocation.

Les ONG qui dénoncent les expulsions de migrants subsahariens ont également des inquiétudes. Cet été, des dizaines de personnes sont mortes dans le désert, à la frontière avec la Libye.

Il n’y a pas de politique d’expulsion. Chaque pays protège ses frontières. Nous ne construisons pas de murs et ne tirons pas sur ceux qui tentent de passer. Il y a un traitement très humain, mais en même temps nous sommes obligés, et c’est notre droit, de contrôler nos frontières. Cette situation a été exploitée par les ONG, qui ont un agenda politique. Elles nous mettent la pression pour que nous acceptions les migrants illégaux. Mais nous ne sommes pas un pays de transit ou de destination. Et nous ne sommes pas la police de l’UE. Toute solution dépasse les capacités d’un seul pays. La situation politique au sud du Sahara, la situation économique, le Covid-19, la guerre en Ukraine, le changement climatique… Ce n’est pas de notre responsabilité de payer la note. Et les ONG devraient moins parler et consacrer plus de ressources, sinon nous ne coopérerons plus comme avant.

Y a-t-il une dérive autoritaire en Tunisie, comme le dénoncent les ONG ?

Il peut y avoir, comme dans tous les pays, des gens qui profitent de cette atmosphère et en font des excès. Mais la police intervient. Il ne s’agit pas d’une politique d’État consistant à maltraiter ou à ne pas aider les migrants illégaux, victimes de groupes de trafiquants. Pour nous critiquer, on dit que nous sommes devenus autoritaires, que nous avons changé, mais non.

Donc rien n’a changé en 2021, quand c’est devenu régi par décrets ?

Non, il y a maintenant le Parlement. Nous gouvernions par décrets dans une situation transitoire dans laquelle le Parlement ne fonctionnait pas.

Demandez-vous davantage de compensations pour le contrôle des migrations ?

Ce n’est pas une question d’argent. Le financement que nous recevons est presque nul, mais ce qu’il faut, c’est une politique globale. La meilleure solution est de créer de la richesse dans les pays, d’investir. Intégrer la rive sud de la Méditerranée, comme l’UE l’a fait à l’intérieur de ses frontières. De cette façon, les gens ne risqueront pas leur vie en prenant le bateau pour l’Europe.

Pour bâtir un avenir pour la rive sud, est-il nécessaire de partager des valeurs démocratiques ?

Il existe un grand potentiel, mais les démocraties n’arrivent pas d’un seul coup. Comment était l’Espagne il y a 60 ans ? Les démocraties les plus anciennes ont quoi, 250 ans ? Elles ont suivi un processus et une accumulation de richesses qui leur ont permis de devenir des démocraties. Nos partenaires, amis et voisins européens doivent comprendre qu’ils n’ont pas le monopole de la vérité, qu’ils sont minoritaires sur la planète et que leurs modèles peuvent aussi être critiqués. Chaque pays trouve son équilibre.

Est-ce le cas de la Tunisie ?

Nous nous réorganisons après 11 années terribles, nous ne voulons plus de fausses démocraties pilotées par les étrangers ou l’argent. Nous voulons un équilibre interne et une démocratie authentiquement tunisienne, sans intervention d’autrui ou d’ONG étrangères.

La Tunisie a un potentiel économique très intéressant : le commerce, le tourisme, les énergies vertes ou des produits comme l’huile d’olive, qu’on nous empêche d’exporter vers l’Europe. Au lieu de toutes ces opportunités, ils regardent uniquement si vous êtes démocrate ou non. Parce qu’ils veulent une autre Tunisie, faible et faisant ce qu’on lui demande. C’est terminé.

Quand est-ce que ça c’est  terminé ?

Le 25 juillet [2022, lorsque la nouvelle Constitution a été approuvée], nous avons dit que c’était tout. Mais surtout, c’est désormais terminé avec ce qui se passe à Gaza. Le grand dommage collatéral de cette guerre est qu’elle a laissé en lambeaux le système juridique et les valeurs internationales universelles. Aujourd’hui, personne n’y croit. Ils regardent ce qui se passe là-bas et se demandent de quels principes ils parlent et de  quelle démocratie. C’est une grande perte pour l’Occident.

Quelle est la solution ?

Arrêtez la guerre et faites des réparations, même si cela sera très difficile. Donnez-leur leurs droits, leurs terres. Et arrêtez ce discours selon lequel ils sont des terroristes et veulent tuer les Juifs. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être juif ou musulman. Nous devons cesser d’investir dans la guerre et cesser de considérer la rive sud comme un ennemi potentiel. Vous, les Occidentaux, avez bâti sur le sang et les armes, vous avez colonisé, vous avez accumulé des richesses et cela vous a laissé un bon coussin. Et quand vous étiez riches, vous disiez allez, faisons un peu de démocratie. Nous devons en être conscients et travailler ensemble à une solution. Je salue la position du gouvernement espagnol sur cette question, nous devons suivre cette voie. Pas à cause de la jungle, de la loi du plus fort, ou encore des résolutions internationales qui ne sont pas respectées. Le 7 octobre est la preuve que tout ce qui a été fait depuis 1948 est un échec total.

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