Par Amel Bouslama
Dans le cadre de son projet artistique méditerranéen de Blue Wind Project, Khadija Hamdi organise dans son programme curatorial de la galerie le Violon Bleu une exposition individuelle de Asma Ben Aïssa, mettant sur la sellette le talent de cette jeune artiste émergente.
Les œuvres d’encre et de fil tramés et brodés sur tissu d’Asma Ben Aïssa sont le lieu (Topo) d’une passion (philia) de l’art. Elles viennent consolider le désir de capter le rêve de quelque chose qui va avoir lieu ou qui a pris congé de nous. Elles sont à la fois dans l’arrivée et dans le départ, dans la rêverie et dans la veille, dans la semi-transparence et dans l’opacité. Dans le saisissement de cet entre deux, —sorte d’entrouverture—, se tient réelle et palpable l’œuvre devant nous. Des tableaux qui chatouillent nos sens et murmurent les secrets d’instants lumineux volés à l’éternité. Dans ce mystérieux élan de bonheur présent et lointain éprouvé par le spectateur, se trouve la quintessence du travail créatif de la plasticienne.
A propos de l’œuvre d’Asma Ben Aïssa, la curatrice Khadija Hamdi signale que la peinture est abordée différemment. Sur un support fait en tissu, avec du fil de différentes sortes, l’artiste, troquant ainsi sa toile de peintre contre le tissu de lin et de haïk, commence d’abord par verser de l’encre sur le tissu plié plusieurs fois. Après séchage et dépliage, elle dessine au crayon sur le tissu, puis enfile le fil dans l’aiguille, pique le tissu, presse sur l’aiguille, tire sur le fil, pour finir par nouer et couper son fil et ainsi de suite. En revanche, le déroulement de l’acte créateur est conçu à travers ces différentes actions de pliage, teinture, dessin et broderie, révolutionnant de fond en comble le faire du peintre classique.
Elle brode en alignant comme en couture des points de broderie pour construire son rêve naissant. Chaque point et chaque pression de l’aiguille dans la maille du tissu marquent une durée qui défie le temps. De la broderie, artisanat séculaire, Asma Ben Aïssa fait acte artistique intemporel dépassant de la sorte le fragile et l’éphémère.
L’artiste donne matérialité à une rêverie qui défie temps et espace comme elle le fait avec la fameuse mosquée de Kairouan qui s’élance altière vers le ciel, narguant les siècles qui défilent. Malgré son apparente fragilité, tel que présenté dans l’œuvre, l’édifice en tant que concept demeure debout par de délicats et fins fils structurels, continus ou entrecoupés. Quand l’intention et le désir de construire une œuvre sont authentiquement enracinés en soi, la structure demeure solide !
Sur le tissu grandement déployé et lumineux en pastel nuancé d’orange, jaune, rouge, bleu ou vert, des pans de tissus, fragiles et évanescentes, les architectures brodées d’Asma Ben Aïssa se dressent magistrales semi-transparentes, témoins des ancêtres qui les ont édifiées.
Dans l’ouvrage «La poétique de l’espace» du phénoménologue Gaston Bachelard, dont s’inspire l’artiste, la voie est donnée à la plénitude du rêve et au déploiement d’un paysage mental imaginaire sans limite. Une profusion d’images métaphoriques naît alors d’un imaginaire fertilisé par le contact avec la matière et ses phénomènes naturels.
Au gré de nos rêves et de nos désirs les plus intimes, la plasticienne Asma Ben Aïssa fait dresser délicatement devant nos sens des nuances de couleurs et des pans de fils. Ces derniers se cachent pour exciter notre curiosité et nous inciter à approcher, jusqu’à toucher et dégager les fils de l’installation afin de découvrir ce qu’il y a derrière. Dans la galerie, un petit espace en 3D et fermé qui semble s’allonger grâce à l’aménagement d’une couche de peinture bleu-vert que traverse un tracé rougeâtre incisé dans le mur ressemblant à des points de broderie. Cette installation in situ titrée « Le nid » offre l’illusion d’un espace fictif, favorisant la production sensorielle et mentale d’une interprétation poétique d’ampleur. L’excitation sensitive atteint son comble lorsque notre regard rencontre au fond de l’espace aménagé une poignée de porte, nous incitant à nous demander ce qu’il peut bien y avoir au-delà et fait déployer l’exercice de notre imagination.
Dans les œuvres d’Asma Ben Aïssa, la couleur est fondée sur l’idée d’une structure architecturale prenant effet dans l’espace-lumière. Le couple formé, d’une part, par la couleur et, d’autre part, par le tracé et les motifs architecturaux brodés, donne à voir mentalement et par transparence des structures échafaudées subtilement dans un espace illimité, où architecture et nature se soutiennent harmonieusement. Tout est servi grâce au déploiement d’une sensibilité et d’une imagination débordantes. En outre, une esthétique des sens et du sens se dessine, échafaudant des assises paradoxalement sensorielle et conceptuelle, élémentaire et spirituelle, fragile et intemporelle.
A.B.