Accueil A la une Rencontre à Beit al-Hikma : La poésie tunisienne d’expression française sous la loupe des académiciens

Rencontre à Beit al-Hikma : La poésie tunisienne d’expression française sous la loupe des académiciens

poésir tunisienne Beit el Hikma

 

A défaut d’un engagement précis, ou d’une évocation directe et brutale d’événement historique marquant, ce qui caractérise cette poésie est l’affirmation unanime d’une liberté sans frein, oublieuse des tabous et des interdictions ancestrales, toujours en quête de transgression et d’idole à bafouer.

Aborder le thème de la poésie tunisienne francophone est une tâche à la fois ardue et complexe. Le professeur, écrivain et poète Samir Marzouki part de ce constat avant de faire un petit panorama, une sorte de synthèse relative aux 50 dernières années, lors d’une conférence organisée la semaine dernière par le département des lettres de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, Beit al-Hikma sur le thème : considérations relatives à la nouvelle poésie tunisienne de langue française.

De l’exotisme au mimétisme à la maturation

«La poésie tunisienne de langue française mériterait un livre et j’espère avoir un jour le temps d’écrire ce livre», enchaîne le poète bilingue qui a eu l’occasion et le plaisir d’interviewer, depuis 1985, plusieurs poètes tunisiens de langue française. Cette poésie date de 120 ans à peu près, et a été initiée à l’orée du XXe siècle sous le protectorat par Mustapha Kurda qui publia en 1895 le poème «Ma Tunisie» dans la Revue tunisienne. Elle a été marquée soit par l’exotisme ou par le mimétisme avec les élèves de l’école française, parmi lesquels figurent Salah Farhat (Champ d’amour en 1918), Salah Al-Itri ou Marius Scalesi (Les poèmes d’un maudit en 1935). Mais elle a connu une période un peu plus indépendante des modèles français avec Mohamed Ferid Ghazi dans «Night» en 1949, Abdelwaheb Bouhdiba qui a présidé Beit al-Hikma et qui a publié «Les perles illusoires» en 1950, Abdelmajid Tlatli qui a publié «Les cendres de Carthage» en 1952, et Claude Benadi qui mériterait à lui seul une étude sérieuse.

La poésie tunisienne de langue française n’accéda à une véritable originalité qu’avec les poèmes de Salah Garmedi, icononoclastes au niveau de la forme et du thème. Paradoxalement, la poésie des 50 dernières années ne doit pas grand-chose à ce novateur sauf peut-être dans les premiers recueils de Moncef Ghachem. Cette poésie, à partir des années 70, s’est diversifiée à un point tel qu’il semble difficile d’en proposer un panorama synthétique, souligne Samir Marzouki.

Cependant, ce qui rend difficile une telle tâche, outre la réelle diversité des expériences, c’est aussi l’évolution personnelle de chacun des poètes.

Si les mêmes obsessions et la même exigence demeurent au cœur de la poésie du poète Abdelaziz Kacem, le lecteur en parcourant sa carrière de poète francophone du «Frontal» 1983, à «Quatrains en déshérence», en passant par «Zajal» et «L’hiver des brûlures», ne peut que mesurer les étapes d’une maturation poétique qui tend vers une quintessence des faits et de propos. Cette maturation semble du reste une caractéristique qui s’étend à l’ensemble de la production poétique, du moins celle des grands poètes dont les œuvres se détachent dans un foisonnement éditorial important mais quelquefois peu sélectif, auquel s’ajoutent une critique littéraire peu assidue ainsi qu’un intérêt minime manifesté par une université peu tournée vers sa littérature nationale et surtout vers sa poésie, observe Marzouki.

Par ailleurs, il n’existe jusqu’à présent aucune thèse déterminante sur la poésie de Garmedi dont l’œuvre a pourtant accédé au statut d’œuvre classique, comme en témoigne l’entrée qui lui a été consacrée dans le dictionnaire des auteurs francophones classiques.

La maturation évoquée par Marzouki se manifeste d’abord par l’amusement des thèmes politiques ou leur prise en charge par une parole poétique qui les épure et les fait accéder au niveau d’une interrogation ontologique qui les dépouille de leur actualité et de toute contingence. Certes, le recueil assez récent «Champ de l’autre rive» de Moez Majed, publié en 2014, semble manifestement inspiré au moins en partie par la révolution du 14 janvier 2011 mais rien dans ce recueil ne fait directement allusion à cet événement qui se fond dans une méditation générale sur le devenir de l’humanité .

Le professeur Samir Marzouki explique qu’à défaut d’un engagement précis, ou d’une évocation directe et brutale d’événement historique marquant, ce qui caractérise cette poésie tunisienne nouvelle est l’affirmation unanime d’une liberté sans frein, oublieuse des tabous et des interdictions ancestrales, toujours en quête de transgression et d’idole à bafouer. La plus belle expression de cette poésie de refus et du risque est portée par «L’hiver des brûlures» de Abdelaziz Kacem qui la clame en vers rythmés mariant le son afin qu’elle se grave dans les mémoires.

Absence de lecteurs et une langue en net recul

L’orateur constate à la fin qu’il y a une pléthore de recueils poétiques francophones en Tunisie. Les Tunisiens écrivent et publient beaucoup de recueils. Il y a sans doute autant de recueils en français qu’en arabe. Ceci met en évidence ce besoin de s’exprimer par la poésie et particulièrement par la poésie en français. En Tunisie, malheureusement, la critique est défaillante aussi bien au niveau des médias qu’à l’université où très peu de gens travaillent sur la littérature nationale.

Autre remarque, les poètes tunisiens francophones sont des poètes bilingues, mais même ceux qui n’écrivent qu’en français se réfèrent souvent à la langue arabe. Cette langue a une dimension importante dans la poésie tunisienne de langue française. «A mon avis tout est dans l’éducation, s’il y avait une école performante, il y aurait beaucoup de choses qui seraient performantes aussi, y compris la littérature», conclut Marzouki.

Le professeur Kamel Eddine Gaha, modérateur de la conférence, a annoncé, à son tour, la création  au Département des lettres de l’Académie d’un groupe de réflexion et d’étude sur la littérature tunisienne de langue française.

Ce groupe a pour vocation de rendre cette littérature un peu plus visible et un peu plus audible. «Lorsque nous disons qu’il y a un problème pour cette littérature, c’est que les recueils existent, ils sont de plus en plus nombreux, mais les lecteurs sont absents», note-t-il.

Le débat a porté sur les problématiques inhérentes à la publication et à la diffusion de cette poésie, la défaillance au niveau de la critique médiatique et universitaire et au recul de la langue française en général chez les jeunes.

A cet effet, Marzouki indique qu’il fait partie du Conseil scientifique de l’Observatoire mondial de la Francophonie relevant de l’Organisation internationale de la Francophonie. Une des questions qui préoccupe cet observatoire est cette avancée de l’anglais dans les pays anciennement francophones.

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