Nouvelle parution – «Al awj al facih» de Kamel Hilali, Sud Éditions : Révélations et absences…

 

Un songe mystique, c’est à quoi s’apparente l’œuvre intitulée «Al Awj al facih» de l’écrivain tunisien Kamel Hilali. Un songe mystérieux, qui prenait l’air d’une vision mystique. Il est extraordinaire, quelque peu fantasmagorique, surnaturel. Un songe pas à la portée de quiconque. Il ne se donne qu’aux personnes sensibles et douées, des personnes qui possèdent l’âme ouverte, communicante avec la nature et les forces occultes, nostalgiques aux temps passés des ancêtres, comme les personnages Fatma et Djemaa…

C’est un songe abstrus pareil à un puzzle de signes et de symboles qui véhiculent des messages et des morales. En effet, les êtres ordinaires sont incapables de concevoir des visions pendant leur sommeil. C’est ce qu’on dit dans le récit concernant Ayya et M’barka qui dorment sans rêves. On l’affirme, à la page 55, Fatma dit : «Comme si je rêvais. Si. J’étais en train de rêver, en étant endormie auprès de Ayya, qui était livré à un sommeil sans rêve ni cauchemar». Aussi, le narrateur nous apprend à la page 89 que «M’barka s’était endormie seule, sans rêve, en pleine lune». Ce songe est un privilège à la spirituelle Fatma, la protectrice de l’arbre mère —le genévrier— et du sanctuaire du marabout inconnu, qui trône le sommet de la montagne des pins. L’œuvre est donc, onirique, construite autour d’un rêve, mais aussi elle fait rêver le lecteur qui s’emporte en évasion avec le narrateur. Il se plaît à être le témoin externe de ce rêve de Fatma même s’il se sent un peu désorienté, un peu perdu par l’idée des personnages conscients de leur mort et de ce temps immatériel de leur action. Fatma est en quête du temps perdu, à travers les réminiscences de la mémoire affective, son moi inintelligible. Elle se transforme en oiseau —le merle— et émerge dans le passé des ancêtres en le reconstituant, en ressuscitant les morts et leur donnant parole et mouvement. La rêveuse illuminée Fatma «s’est avisée que son rêve était plus long qu’elle ne l’avait cru» p145. En effet, une coalescence de trois dimensions temporelles : passé, présent et avenir, caractérise le rêve qui s’est dilaté et devenu confusion entre vécu réel et reconstitution imaginaire. Ce chambardement chronologique est suivi d’autres bouleversements narratologiques tel qu’au niveau du schéma narratif et de la focalisation.

Un schéma narratif non-linéaire

L’œuvre a sapé les canons classiques de la narration, de la focalisation, de la structure narrative et de l’évolution logique de l’action. L’auteur Kamel Hilali a édifié son écrit non pas suivant une ligne horizontale linéaire, mais une ligne fermée où le début (la 1ère cote) et la fin (6e) se rencontrent à la page 146, quand le personnage Fatma commence à relater son rêve mystérieux. La cote n°1 n’est donc pas le début de l’histoire mais la continuité de ce rêve, qui surgit encore une fois au cote 2, à la page 55 pour le réaffirmer. Les épisodes de cette composition littéraire sont désignés par le terme cote, ils sont au nombre de six, à la manière d’une cellule hexagonale de la ruche d’abeilles de l’apiculteur Ayya.

La structure narrative suit donc une ligne fermée pareille à la ruche, également un mouvement sphérique pareil à la danse du soufi, au «chateh » qui évolue dans la répétition et le retour pour une montée vers les cimes, vers le summum céleste, vers l’étendue spirituelle. D’ailleurs, l’écrivain a eu recours dans son écriture au registre de la langue mystique, telles que les notions évoquées à la page 141. Bref. En vérité, le genre littéraire auquel appartient ce récit paraît difficilement identifiable ou classable. A mon sens, il s’apparente en quelque sorte au conte philosophique né avec Voltaire, car il contient des caractéristiques correspondant à cette composition littéraire qui réunit la dimension merveilleuse du conte et la réflexion dans un écrit relativement court.

Dans ce récit de Kamel Hilali, on perçoit la dimension merveilleuse au niveau des animaux qui nous livrent leur pensée et leur regard de la vie. L’auteur tente de cerner une vision du monde du côté de l’animal. Le but de Kamel Hilali est de susciter la réflexion sur l’existence, de présenter une certaine philosophie mystique, le rapport de l’homme à la religion, les croyances populaires à caractère animiste. Entre la croyance populaire du personnage et le regard philosophique et mystique de l’auteur, une vision de l’existence s’éclaire à travers la description et l’analyse. Une conception de la vie se construit à travers l’union entre les êtres, la nature et le divin. Cependant, les idées qu’il transmet sont développées avec souplesse et lucidité, un style d’écriture diaphane. Il suscite un plaisir, une suavité grâce aux images éminemment poétiques qui se dessinent en palimpseste derrière les mots, un rythme qui se compose, une musique qui se dégage à travers l’anaphore et les réitérations, à travers le tempo des phrases et les cadences des mots, comme si l’écrivain se soumettait à des mesures d’écriture bien précises au niveau des structures phrastiques. On sent la rigueur et la précision dans le choix de son vocabulaire.

La religiosité entre authenticité, hypocrisie et monstruosité

Le besoin de la spiritualité comme voie pour assimiler l’existence, lui donner du sens et révéler le mystère est la question fondamentale qui nourrit la vie des personnages de Kamel Hilali. L’auteur braque la lumière sur une idée importante qui est le vide religieux. Quelle serait la réaction d’un croyant s’il se heurtait à l’absence, au mensonge et au vide spirituels ? C’est la question que l’auteur provoquait à travers son personnage, l’imam Djemaa qui a découvert par hasard que le tombeau du marabout est vide. Celui-ci a éprouvé un désarroi, il était horrifié du secret de ce vide, de l’absence des os du saint inconnu que les habitants vénéraient. «Ce qui se passe est plus grand que ma raison, a déclaré Djemaa dans son for intérieur» p79.

Malgré cette découverte, le sentiment religieux de l’imam n’a pas été ébranlé, sa foi demeure solide et forte et essaie de chasser les soupçons de sa tête par la prière et le recueillement à la mosquée désertée. L’auteur met sur scène des personnages religieux, dont la nature de la religiosité varie de l’un à l’autre.

Des personnages, dont la croyance s’attache à des survivances animistes berbères et qui croient à des forces occultes de la nature telles que les adeptes de l’arbre mère, à l’instar de Fatma ; les personnages pratiquants de l’islam comme l’imam Djemaa, enfin les personnages salafistes intégristes qui sont dans une forme d’hypocrisie religieuse comme Mustapha et Habib. L’attitude de l’auteur est claire. Il met en relief l’authenticité, la sincérité et la spontanéité des croyants populaires, qui malgré la simplicité de leur esprit trouvent leur équilibre existentiel, leur bonheur sans nuire aux autres.

L’auteur part du rapport de ces gens simples d’esprit et développe une réflexion sur l’intensité du sentiment religieux qui crée une fusion de l’être humain avec la nature et avec le divin et qui établit son équilibre et crée son bonheur. Il vit le moment sans s’enfermer dans le gouffre de l’orthodoxie, du dogmatisme et de l’illicite comme les salafistes Mustapha et Habib qui se privent de vie et commettent des atrocités pour des buts virtuels à l’au-delà.

L’obscurantisme qui a déferlé ces derniers temps a profané la pureté des croyants populaires et a parsemé l’horreur et la terreur dans les lieux qui jadis étaient un havre pour la quiétude et la sérénité. L’auteur se place à côté de ces gens simples qui eux aussi comme les grands mystiques de l’histoire atteignent l’immense summum…

Kamel Hilali est un écrivain à la plume exceptionnelle. Avec une sensibilité à fleur de peau, des goûts raffinés, il cisèle ses phrases en choisissant ses mots et les plaçant avec précision comme le travail habile d’un orfèvre quand il conçoit à l’infime détail ses joyaux et incruste méticuleusement ses pierres précieuses. Cet écrivain sillonne de nouveaux chemins dans l’écriture romanesque, tout en abandonnant les sentiers battus par les anciens. Ses écrits pourront concurrencer les grandes œuvres à l’échelle internationale.

Faiza MESSAOUDI

N.B.: Le livre se trouve à la Foire internationale du livre, au stand du Sud Éditions, n°1745

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