Accueil A la une Entretien avec Lassaad Oueslati, réalisateur du feuilleton «El Maestro» : «Le système est complètement dysfonctionnel»

Entretien avec Lassaad Oueslati, réalisateur du feuilleton «El Maestro» : «Le système est complètement dysfonctionnel»

Lassaâd Oueslati marque son grand retour cette année sur le petit écran avec «El Maestro». Des acteurs de renom sont à l’affiche, accompagnés d’une ruche de jeunes acteurs qui ont passionnément endossé le rôle de mineurs turbulents incarcérés dans un pénitencier pour mineurs : les histoires vont se faire et se défaire sous les yeux des spectateurs pendant 20 épisodes. Place à un «making-of» de cet univers sombre et violent transcendé par la musique et fourni en détail par son jeune réalisateur.

«El Maestro» arrive presque à sa moitié. Le point fort de ce feuilleton est son casting : on trouve des têtes d’affiche certes, mais aussi un nombre considérable de jeunes actrices et acteurs dans le rôle de mineurs en détention, et dont la plupart sont méconnus. Comment s’est déroulé le casting ?
Quand j’ai entamé le travail, il y a quand même de nombreuses années, j’ai commencé par le casting des enfants. On avait à peine commencé à structurer le scénario. J’ai donc participé à un casting qui rassemblait jusqu’à 200 acteurs, mineurs pour la plupart et âgés de 12 à 18 ans. 90% de celles et ceux que j’avais rencontrés ont déjà eu des démêlés avec la justice et ont donc de nombreux points communs avec les personnages du feuilleton : il y en avait qui sont passés par des centres de détention pour mineurs, des maisons de correction, d’autres qui ont tenté d’immigrer clandestinement jusqu’à 4 fois, des embrouilles diverses … Etc. Et pour moi, ces jeunes étaient la base du travail, bien plus que les têtes d’affiche. Ce n’était pas du tout mon objectif principal d’avoir de grands noms. Mais avec ces derniers et les jeunes — pour la plupart peu expérimentés— mes choix devaient bien se faire. La participation d’Ahmed Hafiane, par exemple, qui est un acteur de cinéma par excellence et qu’on voit un peu moins à la télé, était importante : quand il s’engage dans un projet, il s’y implique à 1000%. Fathi Haddaoui était le plus apte à endosser le personnage d’Abbes. Ghanem Zrelli, je l’ai vu dans des films tunisiens récents, c’est sans aucun doute un comédien très intelligent. La personnalité de Younes, c’est celle qui est sans doute la plus complexe du feuilleton. Les spectateurs le découvriront d’ailleurs au fur à mesure des prochains épisodes. J’ai également tenu à travailler avec d’autres acteurs qui ont excellé  dans le théâtre et qui manquent d’expériences à la télévision. Je parle des artistes qui regardent la télé différemment. La performance de Riadh Hamdi est une prouesse, pareil pour Khedija Baccouche. Mélanger les gens qui n’ont jamais été exposés devant une caméra, et qui ont un vécu houleux avec des professionnels du métier, était une priorité pour moi. Ce tournage était une expérience humaine extraordinaire et mémorable. Le surnommé «Carlos», par exemple, a été très impliqué dans son rôle, alors qu’il n’avait jamais pensé un jour le faire. La délinquance, il connaissait pourtant : il s’est retrouvé à manier des instruments musicaux, à être discipliné, à comment être devant la caméra… Etc. Fathi Haddaoui s’est retrouvé avec des gamins enthousiastes et passionnés, au point d’apprendre les textes de tous les acteurs.

Mais leur nombre est quand même très important. Vous les avez trouvés à travers des appels à candidatures ou grâce à des offres de casting ou vous êtes parti à leur recherche sur terrain ?
Je ne travaille évidemment pas seul. D’ailleurs, je remercie le régisseur du casting, Hassouna Ben Ayed, qui a accompli un grand travail. Je lui ai demandé de me ramener de jeunes personnes lambda qui ont dû surmonter quelques tourments. Je les ai pris en photo : plus de 150 candidats et je les ai incités à me parler et à se confier, à me dévoiler, au cas par cas, leurs histoires. Il y a des vécus que j’ai pu encaisser, retenir et même employer et d’autres sont tellement insoutenables qu’il n’y avait rien à retenir. En apparence, nos problèmes en tant que Tunisiens sont économiques, politiques, mais hélas pas que … Socialement, sur le plan relationnel, on est démoli. Des vies brisées ont défilé sous mes yeux, toutes classes sociales confondues : drogues, délinquances, addiction, crimes en tout genre, violences extrêmes, agressions, extrémisme … Je rentrais par moment avec toutes ces histoires dans ma tête. C’était tétanisant. Y en avait un, par exemple, mineur bien sûr, qui devait écoper de 10 ans de prison ferme : du centre pénitencier pour mineur à une prison. Dans quel état il va être libéré plus tard ? En prison, il a été brisé à vie. Comment une réinsertion sociale est-elle possible après ? L’Etat, la société, l’école, la famille… il sera rejeté de tout le monde et de partout. Pour les acteurs pro, ce feuilleton était d’ailleurs un challenge.

Comment s’est déroulée la direction d’acteurs avec eux, pendant le tournage ?
Je me suis comporté avec eux comme un grand frère, j’étais paternaliste : le respect était de mise, la discipline aussi, et j’étais bien entendu à l’écoute de celle ou celui qui avait un problème quelconque. Ils se bagarraient, se chamaillaient, se prenaient la tête tout le temps. J’ai tenté de me rapprocher d’eux le plus possible. J’y suis parvenu sûrement grâce à l’expérience que j’avais acquise dans des colonies de vacances. Ils sont là pour jouer, pas pour travailler. Les comédiens m’ont beaucoup aidé. On ressentait de la crainte de la part de ces jeunes parfois, une certaine réticence par moments. Une fois on m’a dit qu’on n’allait pas parvenir à très bien jouer à côté de tous ces professionnels. En permanence, on se soutenait et on se relançait tous.    

Un mot sur Dorra Zarrouk…
Comme je ne vois pas beaucoup de feuilletons égyptiens, le scénariste m’avait proposé de voir «Sejn Anissaa» et le rôle que Dorra avait interprété était remarquable. Je me suis directement dit qu’il fallait mettre son talent au service d’un travail tunisien. D’autant plus que, sa présence en Tunisie, surtout les dernières années, n’était pas récurrente. Sa participation ne pouvait être qu’un plus pour moi si je parviens à la mettre dans un rôle différent de ce qu’on a pu voir en Egypte. On s’est enrichi mutuellement. 

Parlez-nous de la documentation et de vos références
C’est vrai qu’initialement, je tenais à faire un projet qui traite des enfants de la rue et de la musique. Après, tout est parti de l’expérience de Riadh et de son vécu entre 1994 et 1999 : il a passé plusieurs années dans un centre de détention pour mineurs et a réussi à lancer son club de musique et des concerts. C’est donc une partie de son histoire à lui qui a été retenue. Après, le scénariste Imed Eddine El Hakim est intervenu : il est intelligent et très cultivé, et on a fignolé le tout à l’aide de témoignages en guise de documentation : il n’y a pas mieux. Les histoires émanaient de vraies personnes et tout a été construit sur cette manière. Il fallait juste bien les narrer, les reconstruire.   

Pouvez-vous nous en dire plus sur le repérage, les décors et les lieux de tournage ?
Au départ, d’ailleurs même quand on voit mon ancien travail, il existe toujours une atmosphère précise sur laquelle je voudrais bosser. Quand on a débuté ce projet, je suis parti voir les centres de détention pour mineurs. Si j’allais reconstituer seulement ce qu’il y a dans la vraie vie, visuellement, ça n’allait pas être plaisant : les lieux sont délabrés, sales. Donc, j’ai créé ma propre reconstitution des lieux, en particulier des centres, en me basant sur ma propre imagination. Dortoir, façade, réfectoire, cours… j’ai tout refait. En usant de mes propres influences tirées des films et des séries que j’ai vues. On m’a cité une fois le film «Les Choristes» : ce n’est pas comparable mais il y a des similitudes avec l’univers, oui. «Whiplash» aussi, je m’étais beaucoup influencé de ce film remarquable. L’atmosphère de Lalaland est mémorable. Ajoutant à cela une bonne équipe, et une excellente décoratrice et le tour est joué. On échange, on discute… et mon expérience d’avant en tant qu’assistant m’a beaucoup facilité les choix. Ceci dit, on s’est déplacé dans les maisons de correction, c’est normal : les autorités nous ont montré une bonne image des lieux, en voulant faire bonne impression mais quand on croise certains détenus, on sent la détresse dans leurs yeux. Celle que j’ai vue dans les yeux d’une soixantaine de détenus et d’ex-détenus mineurs, dans les yeux de leurs parents. Dans «El Maestro», il y a un énorme travail sur les parents aussi. Un axe important autre à travers lequel, on a poussé les parents à être beaucoup plus présents, affectueux, protecteurs, proches, tout simplement. A bas le cliché des détenus issus des quartiers populaires seulement ! Il y a de tout derrière les barreaux.

Pour les garçons et pour les filles, le travail était-il le même ?
Non ! Chez les garçons, les histoires étaient beaucoup plus percutantes. Ils généraient une plus grande énergie. Chez les filles, une jeune actrice Sana Habib nous a bluffés dans sa première expérience devant la caméra. Elle a demandé à ce qu’on la caste. Quand on a commencé à tourner, je modifiais au fur à mesure : j’ai changé des axes, je les ai déplacés en fonction des jeunes personnages et des acteurs. Chez les filles, on s’est plus focalisé sur les histoires, leur monde à elle. Chez les garçons, c’était plus violent mais toujours présenté d’une manière intelligente.

Peut-on parler d’une reconstitution de la réalité ?
Non ! Le feuilleton l’exagère. Dans quelques axes, la réalité est beaucoup plus dure. Mais avec certains personnages, c’était exagéré et j’ai fait en sorte de raconter des histoires, et d’aller jusqu’au bout de la narration pour donner un aperçu du pire de ce qui peut se produire. Par moments, je n’ai même pas fait l’équilibre. Les histoires étaient poussées, comme l’axe de Tarek, de Younes… Y a du bon, y a du mauvais et je suis parti dans l’extrême mauvais. En quelque sorte, pas si loin de la réalité quand on se base sur des statistiques : de ceux et celles qui sortent et qui récidivent. Preuve que le système juridique et carcéral est dysfonctionnel !Le personnage de la psychologue «Roukaya» joué par Dorra Zarrouk nous parait très impliqué dans la vie, l’état d’âme de ses patients. Pourtant, un psy quand il compatit autant ne l’est plus … C’est fait exprès ! Primo, l’importance est d’avoir un psy bienveillant dans n’importe quel établissement. Deusio, on a fait de Roukaya un espoir : celui de l’écoute. Elle est proche d’eux, elle les assiste et c’est presque la seule qui vient de l‘extérieur. Son personnage est une lueur d’espoir. Les enfants ne doivent pas s‘entourer que de gardiens en tenues sombres.

Avec «El Maestro» est-ce une reconversion totale à la télé ?
Je n’ai pas fait de calcul. Quand j’ai intégré la télé, à la base je voulais faire du cinéma. Avant je n’ai fait que de l’assistance jusqu’à évoluer. Avec le format télé, j’étais très à l’aise avec la réalisation et avec la concrétisation d’une histoire d’un scénario. Je faisais en sorte que cela soit le plus proche de ma vision personnelle. La télé a changé : les mêmes moyens qu’on peut avoir pour un film, on les a pour un feuilleton. Et l’équipe technique actuel que j’ai a une longue expérience dans le cinéma. J’ai des projets en attente dont «Tête perdue» que je vais réaliser. Et j’aspire à un long métrage. Actuellement, tout a changé : de grands réalisateurs font de la télé. La télé m’offre un peu plus grand espace et je ne cesserai pas de faire de la télé tant qu’elle me permet de faire ce que je veux. Elle nous maintient à nous occuper en plus, en attendant ces subventions pour des films au cinéma qui tardent à venir comme d’habitude. 

Est-ce qu’il y a une différence entre travailler pour le service public et le service privé ?
Il y en a, bien sûr. J’explique : dans le service public, il y a des choses qu’on dit, qu’on fait et d’autres pas. On ne peut pas se le permettre. C’est vrai ! Pour cette expérience, j’ai été très soutenu par El Watanya. Pendant le tournage, quand on a des techniciens qui sont mal payés, ou pas payés du tout, ça ne peut pas aller bien. Le service public t’offre ce confort. Deuxièmement, on esquive la stratégie de la vente, de la pub, du buzz coûte que coûte. Troisièmement, personne de l’extérieur ne se mêle de l’histoire. Le projet a été apprécié, validé. Le privé ne tient qu’à vendre et succombe au sensationnel. Ce n’est pas le cas du public.

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