Le rapport final de l’Instance vérité et dignité (IVD) publié le 26 mars sur le site officiel de l’Instance décrypte le maillage minutieux du pays à travers les dispositifs du parti-Etat et des agents très spéciaux du ministère de l’Intérieur. Des mécanismes fondés sur le pouvoir de l’arbitraire que veut démanteler le rapport de la commission vérité.
Au terme de quatre années et demie d’existence, l’Instance vérité et dignité (IVD) a clos ses travaux le 31 décembre 2018 par un acte qui revêt une importance capitale pour toute commission vérité : la finalisation de son rapport global. Le document en huit volumes, gros de 1.700 pages, a été remis au président de la République le 31 décembre 2018, au président du Parlement le 28 février 2019 et au chef du gouvernement le 19 avril dernier. Dès le 26 mars, le document est livré à la société civile nationale et internationale lors d’une cérémonie solennelle organisée dans la médina de Tunis.
Très dense, le rapport reflète une masse d’informations rassemblées au cours du mandat de l’Instance, qui couvre une période allant de juillet 1955 à décembre 2013. Certaines sont puisées dans les différentes archives auxquelles l’IVD a recouru. D’abord, celles provenant de la présidence de la République et souvent signées des propres mains de l’ex-président Ben Ali. Ensuite, des centaines et précieux documents diplomatiques contenant des données sur la période coloniale et post-coloniale. Enfin, les témoignages à huis clos de 49.654 victimes (plus de 60.000 heures d’écoutes) dont ceux de 8.369 femmes et leurs propres documents ont également été consultés, tandis que la commission vérité a commandé à plusieurs chercheurs, des sociologues, des psychologues et des urbanistes des études pointues sur des sujets, tels que «L’impact de la répression sur la vie des couples», «Le contrôle administratif», «Les violations subies par les femmes de 1955 à 2013», «Mémoire des femmes dans la ville»…
Missions : quadriller, surveiller, sanctionner
L’établissement de la vérité constitue le cœur du travail de l’Instance vérité et dignité (IVD). Cet effort ressort dans son rapport final. Plus précisément dans la partie consacrée au démantèlement du despotisme et de ses crimes de système : délation, incarcération, torture, propagande, fraude électorale. Parmi les violences faites aux hommes et aux femmes lors de soixante années de déficit démocratique, le rapport revient avec forces détails sur le pouvoir sans limites du parti-Etat et sur les abus de la police politique.
Les graines du parti-Etat opérant un contrôle continu sur les citoyens et mobilisant toutes les ressources publiques pour décupler son pouvoir ont été semées par le président Bourguiba dès son accession à la magistrature suprême en juillet 1957. Le parti-Etat sera encore plus puissant et plus avide de ressources publiques et privées dès 1987 avec l’avènement du régime du président Ben Ali.
«La multiplicité des mécanismes d’enchevêtrement entre les intérêts du parti et les institutions de l’Etat sont parmi les plus importants constats des équipes d’investigation de l’IVD, constats renforcés par des preuves recueillies dans de nombreuses archives», relève le rapport.
Chargés de missions d’encadrement, de surveillance, de renseignements, d’infiltration de partis de l’opposition de syndicats et d’ONG, de sanction, de négociation mais aussi de rétribution et de compensation, les différents niveaux des membres du parti central et régional au temps de Ben Ali particulièrement ont participé, selon l’IVD, aux violations des droits humains.
«250 documents ont été consultés pour définir les mécanismes adoptés par le système de despotisme pour asseoir le parti-Etat. Lorsque la carte d’adhésion au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali est devenue la carte d’identité de milliers de personnes », souligne le rapport.
Un des mécanismes dont use le RCD est celui qualifié de «mise à disposition». C’est pour renforcer ses troupes sur le terrain et pendant les campagnes électorales que le RCD a puisé dans un capital d’agents, ses militants, travaillant dans les entreprises publiques et semi-publiques et continuant à recevoir leurs salaires de leurs employeurs d’origine malgré leurs missions exclusivement partisanes. Ce sont des professeurs, des enseignants du primaire, des surveillants de lycée, des fonctionnaires de la Société de phosphate de Gafsa, des ouvriers de l’usine de tabac…
Emplois fictifs, racket et prédation
Les emplois fictifs est un autre mécanisme qui va encore plus loin que « la mise à disposition ». Voilà leur mode opératoire : des hommes et des femmes sont recrutés officiellement dans le fleuron des entreprises publiques et semi-publiques tunisiennes, celles dont les employés bénéficient des meilleurs salaires et de multiples primes et privilèges, comme la Société de phosphate de Gafsa, la Banque de l’Habitat, la Caisse nationale de sécurité sociale (Cnss), la Société tunisienne d’entreprises de télécommunications (Sotetel), Tunisair… Mais leurs collègues ne verront jamais ces salariés invisibles car ces derniers seront chargés de propagande au bénéfice du régime, de diffamation des opposants, de délation et d’infiltrations des partis de gauche…
D’autre part, le financement du Rassemblement constitutionnel démocratique, en particulier pendant les campagnes électorales législatives et présidentielle et les festivités du 7 novembre, mobilise un ensemble important de ressources de l’Etat et met en scène des techniques de chantage et de prédation. Selon le rapport final de la commission vérité, entreprises publiques, sociétés privées, banques, hommes d’affaires sont tous « sollicités » par des courriers officiels provenant du secrétaire général du RCD ou des présidents des comités de coordination du parti à participer à « la réussite » de ces événements politiques.
L’organigramme très secret de la « police politique »
Le rapport de la commission vérité affirme qu’au ministère de l’intérieur, il n’y a jamais eu de structure administrative dénommée «police politique». Ce terme générique couvre en vérité un dispositif répressif contre toutes les voix dissidentes formé principalement de deux services : la Direction générale des services spéciaux (Dgss) et la Direction générale des services techniques (Dgst). «Ces corps spéciaux de la sécurité, une police parallèle au service d’un système politique autoritaire, exécutent des actions extrajudiciaires dans le cadre d’une impunité totale contre plusieurs privilèges et rétributions. Ils disposent d’un pouvoir particulier à l’intérieur de l’institution sécuritaire», ainsi l’IVD définit-elle ce qu’on appelle en Tunisie «police politique».
Ces agents du renseignement connus pour leur extrême violence se trouvent également dans d’autres services du ministère de l’Intérieur : la sûreté de l’Etat, les renseignements généraux, la sécurité présidentielle. Ils disposent d’une boîte noire pour financer leurs opérations échappant à tout contrôle, y compris celui de la Cour des comptes. C’est le président Ben Ali qui va développer et restructurer l’organigramme du ministère de l’Intérieur, celui-ci va rester longtemps secret, comme l’atteste le rapport de l’IVD pour éviter toute action de redevabilité et effacer la chaîne de responsabilités. Fabrique de rumeurs, mais aussi de photos et de vidéos diffamatoires à l’encontre des opposants, torture, traque, écoutes téléphoniques, surveillance d’Internet …sont les différentes besognes de ces agents.