«Je suis un Oriental, avec tout le jasmin et la vase, mais aussi un parfait clone de la colonisation. Gosse, j’ai pleuré Blandine dans nos vieux livres jaunes à gravures ; à l’école communale j’admirais Bayard, sans peur ni reproche, parmi les fumets de chorba de Ramadan. Aujourd’hui l’histoire, le drame, l’exil. Et l’écrire toujours là, à adoucir les mœurs…»
Ainsi parlait le romancier et homme de théâtre algérien Aziz Chouaki, qui vient de disparaître en pleine maturité, à l’âge de 67 ans. Considéré par beaucoup comme l’un des écrivains algériens les plus inventifs de sa génération, l’auteur de l’Etoile d’Alger – le roman qui l’a fait connaître – a produit une œuvre incandescente, engagée dans la vie de la cité, mais non exempte d’humour et d’ironie.
La disparition de cet auteur singulier marque peut-être la fin d’une époque dans la littérature de son pays, où les dérives de la société postcoloniale algérienne ont été propices à l’émergence de quelques-unes des grandes voix des lettres francophones, aujourd’hui disparues : Tahar Djaout, Assia Djebar, Mouloud Feraoun, pour ne citer que ceux-là…
Aziz Chouaki est décédé le 16 avril dernier d’une crise cardiaque, à Paris, où il s’était exilé dans les années 1990, à un moment où l’Algérie était le théâtre d’émeutes populaires sur fond de montée de l’islamisme radical. C’est sans doute son appartenance à une famille de lettrés qui le rendait suspect aux yeux des musulmans puristes déterminés à imposer la loi d’Allah dans cette ancienne colonie française.
«Un étourneau du cœur»
Jeune, il se réfugia dans la musique. Inlassablement, il écoutait les Beatles, Jimi Hendrix, Wes Montgomery à la radio, formant son propre groupe de rock algérois. Le groupe connut un certain succès dans les cabarets de la capitale avec son répertoire mêlant les variétés occidentales aux chansons populaires algéroises. Dans un blog mémoriel, Aziz Chouaki a expliqué comment la musique l’a aidé à se restructurer : «La chanson me lèche l’âme. Papa m’a quitté, je suis un étourneau du cœur, la chanson panse mes peines».
C’est la même quête de réconfort qui le poussera vers l’écriture à peu près à la même époque. En 1983, l’écrivain balbutiant publie des poèmes à compte d’auteur avant de se lancer dans la fiction. Argo, ce recueil mixte de poèmes et de nouvelles, est suivi de Baya, rhapsodie algéroise, son premier roman publié chez un éditeur algérien en 1988. C’est le monologue d’une femme dans l’Algérie postcoloniale.
La publication de Baya est un tournant dans la vie professionnelle de Aziz Chouaki. Il est remarqué par Jean-Pierre Vincent, directeur à l’époque du Théâtre des Amandiers de Nanterre, qui lui propose d’adopter le roman de Chouaki au théâtre. «Vous faites du théâtre sans le savoir. Quand on lit une page de votre texte, on voit tout de suite le plateau», aurait déclaré le metteur en scène français au jeune Algérois. Le roman sera par la suite fréquemment adapté au théâtre, assurant une belle notoriété à son auteur à travers le monde francophone.
«Sa langue dynamite le réel»
C’est en France que la carrière de Aziz Chouaki va véritablement décoller. Il se révèle comme un auteur foisonnant, publiant à la fois des pièces de théâtre et des romans. A son actif, une vingtaine de pièces dont les plus connues ont pour titre Les Oranges (1998), Une virée (2003), Les coloniaux (2009) et Nénesse (2018), écrites dans le cadre du compagnonnage du théâtre des Amandiers et le successeur de Vincent, Jean-Louis Martinelli.
Présentant à son public Nénesse, leur dernière pièce commune montée à Nanterre il y a deux ans, ce dernier dira l’originalité de Aziz Chouaki : «C’est son écriture, avant même les sujets abordés, qui m’ont impressionné. Cette manière si personnelle de faire danser les mots, chavirer la syntaxe. Cette dextérité à créer de l’image avec ses mots, à s’imprégner de la violence du monde et à nous secouer de rire. Il y a chez lui quelque chose de Rabelais ou de Céline. Sa langue dynamite le réel».
La colère et la révolte qui caractérisent l’ensemble de l’œuvre d’Aziz Chouaki s’expriment, d’abord, à travers sa langue.
Les protagonistes s’expriment dans un idiome métissé se situant au carrefour de toutes les langues du monde, les langues dominées et les langues dominatrices. Revendiquer avec urgence l’hybride et le contemporain est l’enjeu majeur de cette œuvre pas comme les autres.
Les migrants, au cœur de sa dernière pièce, Europa (Espéranza),représentée en 2018 dans un théâtre parisien, poussent encore plus loin le procès des élites postcoloniales, égoïstes et obsédées par leur propre agrandissement.
Le génie du romancier est d’avoir su faire de la démesure de la tragédie de la jeunesse la métaphore du désespoir de toute une nation sombrant dans les eaux boueuses de l’obscurantisme. Texte majeur de la fiction francophone moderne, L’Etoile d’Alger donne la mesure du talent de ce grand écrivain aussi instinctif que lucide que fut Aziz Chouaki.
RFI