La migration professionnelle, ce phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur d’une année à l’autre, contribue au développement économique et social du pays de provenance mais aussi du pays de destination. Selon les chiffres publiés par l’Organisation de coopération et de développement économique (Ocde), le taux de migrants de niveau supérieur a été multiplié par deux en deux décennies pour atteindre 20% en 2010.
Afin d’analyser le flux migratoire, en l’occurrence les profils des migrants et leurs motivations, le cabinet d’études, ADVI Consulting, vient de réaliser, en partenariat avec l’Économiste maghrébin, une étude qui s’intéresse à deux composantes de la migration économique, à savoir la fuite des cerveaux ainsi que la mobilité professionnelle afférente à des métiers dont ceux issus de la formation professionnelle ou les études supérieures courtes.
L’ampleur du phénomène
Le nombre total de personnes résidant dans un pays autre que leur pays de naissance était estimé à 258 millions en 2017, contre 173 millions en 2000 et 102 millions en 1980. Face à l’ampleur du phénomène, les pays d’accueil ont imposé depuis 1990 une réglementation plus complexe et plus restrictive. Le phénomène semble être rationalisé aussi bien par la dynamique humaine globale que par les systèmes mis en place par les pays optant pour une migration plutôt choisie que subie. A cet égard, le travail des migrants ne profite pas seulement à eux-mêmes, à leurs familles et à leur pays d’origine, mais aussi au pays d’accueil. En effet, ces flux migratoires donnent lieu à des transferts d’argent, de savoir, de connaissances et d’idées.
Le phénomène de l’exode des cerveaux touche désormais plusieurs pays, quel que soit leur niveau d’industrialisation, mais le flux le plus marqué se dirige généralement des pays en développement vers les pays développés. Plus de 16 millions d’Africains vivaient dans un autre pays du continent en 2015, et 16 autres millions vivaient dans une région différente (la plupart résident en Europe), un nombre qui a doublé depuis 1990. Les pays africains qui comptent le plus grand nombre d’émigrants se trouvent généralement dans le nord de la région. En 2015, quelque 10,6 millions de Nord-africains vivaient hors de leur pays de naissance ; environ la moitié d’entre eux en Europe et environ 3 millions dans les Etats du Golfe.
En Tunisie, parmi les principales causes incitant les jeunes à quitter le pays, et qui ont été mentionnées aussi bien par les hautement qualifiés que par les sortants et les élèves de la formation professionnelle, figurent le contexte politique, social et culturel dégradé par lequel passe la Tunisie depuis 2011, d’une part, et les faibles perspectives de carrière, de rémunération et d’évolution professionnelle, d’autre part.
Selon le site officiel de l’Observatoire national de la migration (ONM), les Tunisiens résidents à l’étranger représentent 1.424.386, soit 12% du total de la population qui s’élève à 11.444.409 en 2017, contre 11,3% en 2011. La croissance moyenne des Tunisiens résidents à l’étranger a été de l’ordre de 3,7% par an au cours de la dernière décennie. Le genre masculin prédomine le phénomène migratoire avec un effectif de 892.259 (63%) alors que les femmes ne sont qu’au nombre de 532.127 (37%). Mais il est important de révéler un changement notoire dans la dynamique migratoire tunisienne, et notamment vers les pays du Nord, et ce, depuis les années 1980 et le changement des politiques migratoires avec les pays du Sud, mais également au vu du nouveau phénomène en lien avec les difficultés de l’insertion professionnelle des diplômés de l’enseignement supérieur.
La migration professionnelle dans notre pays concerne essentiellement trois profils : les médecins, les ingénieurs et les enseignants universitaires. Pour les jeunes médecins qui partent, deux principales catégories peuvent être identifiées : les étudiants qui ne réussissent pas le résidanat et qui partent le plus souvent en Allemagne et ceux qui souhaitent compléter leur formation à l’issue de ce concours et qui se dirigent vers la France principalement. Des médecins plus expérimentés émigrent également en grand nombre. Quant aux ingénieurs, l’ordre estime qu’à partir de 2014, entre 2.500 et 3.000 ingénieurs et architectes quittent la Tunisie chaque année. Par récurrence, près de 10 mille ingénieurs ont quitté le pays depuis 2014. En raison d’une forte demande à l’étranger, les ingénieurs en informatique et TIC sont ceux qui sont le plus sollicités. C’est la France qui est la destination la plus prisée. Le mouvement s’accélère, également, chez les enseignants universitaires. Selon les statistiques de l’OTE, le nombre d’enseignants et chercheurs établis à l’étranger est passé de 890 en 2000 à 2.083 en 2011. Il s’élève aujourd’hui, selon le syndicat Ijaba, à plus de 4.000, dont 1.639 ont obtenu leur contrat dans le cadre de la coopération technique.
Pour quelles raisons partent-ils ?
Les départs des compétences résultent à la fois de l’attractivité des pays d’accueil qui offrent des opportunités de travail et des environnements de vie et de travail très favorables mais aussi de facteurs de répulsion du climat des affaires et de travail de plus en plus délétère en Tunisie. Malgré les disparités des professions et des profils, des facteurs de départ communs peuvent être relevés à l’instar d’un contexte politique, social et culturel dégradé, une détérioration des fondamentaux économiques, une absence de visibilité et une incapacité de se projeter dans le futur, rejet de la différence, liberté de culte…
Il y a, également, les stratégies familiales de rapprochement qui sont aussi d’envergure et sont même exprimées par les chiffres : plus de 20% des contrats d’emploi à l’international s’insèrent dans le cadre de situations de rapprochement familial et plus de 60% de cette catégorie ont moins de 30 ans. Cette stratégie personnelle et familiale connaîtra une grande évolution avec notamment un système éducatif tunisien (tous niveaux confondus) qui fait l’objet d’une large remise en cause de la part de la population.
Parmi les autres motivations communes, l’étude cite la reconnaissance et la valorisation de travail, les rémunérations et l’évolution de carrière. En effet, dans leur pays d’origine, les diplômés souffrent d’un manque de valorisation, une faible rémunération face à la détérioration du pouvoir d’achat, une perspective de carrière limitée…
Pour les motivations spécifiques, l’étude s’est penchée notamment sur la décadence de l’hôpital public (manque de matériel, surcharge de travail pour les juniors, problème de sécurité, mauvaise gouvernance, absence de système de motivations…), le statut de fonctionnaire public (affectation des juniors dans les régions de l’intérieur manquant de commodités, environnement de travail non favorable, relation employeur-employé contestée, ambiance de travail…)
Quelles recommandations ?
L’analyse de la réalité de ces professions fait ressortir certaines recommandations à même d’améliorer la situation. Tout d’abord, il faut revenir sur le rôle de l’Etat dans le secteur de santé qui nécessite une révision de la dernière réforme de la santé publique, une mise en place d’une gouvernance transparente et efficace, une mise en place des mesures de répression efficace contre tout acte de violence, une augmentation des salaires du personnel médical et paramédical, une revue gratuite de l’enseignement, une rationalisation de la mobilité…Pour les ingénieurs, il est indispensable de développer des filières stratégiques telles que l’informatique, d’améliorer les conditions salariales en valorisant les traitements des ingénieurs dans les ministères et établissements publics…Idem pour l’enseignement supérieur où l’Etat doit octroyer des avantages permettant de valoriser le métier d’enseignant-chercheur et mettre en place un système d’évaluation juste.
Le secteur privé a, également, un rôle à jouer à travers un engagement plus fort en matière de responsabilité sociale et de formation, la mise en place de politiques de rémunération valorisantes, l’amélioration de l’environnement et le bien-être au travail… Pour les citoyens et la société civile, ils sont appelés à diffuser les valeurs de tolérance, de non-violence, de respect des personnes et des biens publics.