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Tribune : Où va le théâtre ?

Pourquoi Caligula aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après sa création par Aly Ben Ayed, rôle qui avait confirmé le grand talent de comédien de ce dernier, l’installant, pour un bon moment, comme le plus grand acteur de l’histoire du théâtre tunisien et même arabe. La reprise de cette pièce est motivée par un hommage-commémoration à la mémoire de Mohsen Ben Abdallah qui nous a quittés il y a un peu plus d’un an déjà ; il avait fait partie de la distribution initiale de la pièce dans le rôle du jeune Scipion, ami dans l’adversité fictionnelle, de l’empereur Caligula. L’interprétation de Mohsen fut remarquable et le désigna pour des années comme le jeune premier attitré de la Troupe de la Ville de Tunis, dirigée alors par feu Aly Ben Ayed.
Plus de cinquante ans nous séparent, donc, de la première création. L’eau a forcément bien coulé sous les ponts. Le monde a changé, terriblement, cependant voyons voir de plus près. La pièce de Camus se situe historiquement dans ce courant qu’il est convenu d’appeler ‘le théâtre de l’absurde’, une sensibilité caractéristique d’une philosophie propre au XXe siècle que représentait tout particulièrement l’existentialisme sartrien. Est absurde ce qui est dépourvu de sens, privé de logique ; selon Camus, «L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde». L’homme découvre qu’aucune valeur divine n ‘est là pour décider de ce qu’il doit être, du sens qu’il convient de donner au monde. Le réel apparaît dans une forme d’inquiétante nudité, de totale gratuité. C’est la thématique de la pièce ‘Caligula’. Le personnage de Caligula pense que ce monde en lui-même n’est pas raisonnable… La pièce a été écrite en 1939, juste à la veille de la Seconde Guerre mondiale qui avait fait cinquante-sept millions de morts… Qu’en est-il pour nous aujourd’hui ?
Nous vivons à l’ère de la mondialisation. Ceci dit, la mondialisation existe depuis un moment déjà, au moins depuis le dix- septième siècle et les découvertes scientifiques astronomiques et physiques de Galilée et de Newton. Le discours scientifique s’universalisa, il devint à portée mondiale, transfrontière. C’est ce qu’on a pu appeler la première mondialisation qui tenait pour finalité l’émancipation de l’humanité. Mais ce qui importe actuellement c’est cette deuxième mondialisation définalisée qui advient. Nous assistons à un rétrécissement de la planète, dominé par la globalisation économique et technologique. Nous vivons la marchandisation capitaliste du monde. L’histoire n’avance plus animée par la représentation d’une fin, mue par des objectifs tels que le progrès et l’amélioration du sort de l’homme. Domination du capitalisme libéral mondialisé poussé par la volonté d’augmenter les forces productives dirait Marx. La grande question est bien de savoir si le progrès technique, définalisé, sans sujet comme disait si bien Althusser, apporte véritablement la liberté et le bonheur à l’homme. Globalisation oblige, comment allons-nous nous situer par rapport à l’état actuel du monde ? Allons-nous continuer à nous enfoncer dans le sous-développement, l’indigence, l’ignorance, vivant d’aumône, encadrés par des charlatans ? Car il ne faut pas nous le cacher, depuis l’emprise des religieux nahdhaouis sur les articulations de la société et de l’Etat, le pays ne cesse de s’enfoncer dans la misère, la corruption, l’ignorance, la superstition sous l’emprise d’une logorrhée hypocrite, mais obscurantiste des frères musulmans et autres affidés. Il n’y a qu’à observer l’état de décrépitude de nos établissement scolaires, la disparition purement et simplement de nos maisons de jeunes et de la culture… Le pourcentage de jeunes abandonnant leurs études précocement est effarant, pour ne pas dire inquiétant. Que deviendra ce pays dans dix ans ? «Mais ce qu’une cité et chacun de nous doivent demander et ce à quoi ils doivent s’appliquer c’est d’avoir de l’intelligence», (Platon). En ce moment, on ne parle que bouffe et de divertissants feuilletons, Ramadan oblige. Mais la panne est générale. Nous sommes coupés de tout ce qui fait sens. La société post-soulèvement (2011), désorientée, n’adhère qu’au spectacle dégradé, n’adhère qu’à la réitération du même sous ses formes les plus triviales. Le lieu consensuel de la banalité contre l’idée de l’art du théâtre qui ne consent pas à la célébration unanimiste, qui est le laboratoire public et citoyen du «scandale», de la parole scandaleuse, selon Aristote. Une parole insensée, dissensuelle et surtout poétique, oui poétique de l’être avec le monde qu’est le théâtre. C’est ce dont il est question dans ce laboratoire initié par Fadhel Jaziri autour de ‘Caligula’. Ce laboratoire n’est pas hermétique, confiné, au contraire, il oblige au dialogue et pourquoi pas à la pertinente confrontation avec le public le plus large possible. Il s’agit d’inquiéter le spectateur dans la perception même de ce qu’il voit, exposer les failles et proposer une mise en question de la lisibilité par la matérialité du plateau via le corps de l’acteur, là sont les enjeux majeurs du théâtre actuel dans le monde. Jaziri fonde l’organisation de la scène sur l’énergie, le ludisme, sur une théâtralité ostensible, le spectacle se montrant en train de se faire, et la représentation comme avant tout une fabrique, assumée à vue par les acteurs qui s’inscrivent sur le plateau ou sur la bordure de celui-ci, en permanence, même lorsque le personnage fictif n’est pas en jeu. Il s’agit de montrer le théâtre dans sa plus simple acception, ludique. Faire partager le plaisir du jeu au spectateur, le plaisir de voir des acteurs s’approprier une fiction en faire leur récit et un matériau d’exercice théâtral. L’approche initiée par Fadhel Jaziri est aussi bien anthropologique, esthétique que dialectique. Cette approche d’un minimalisme de toute beauté ouvre bien des perspectives pour le théâtre tunisien et même au-delà, pour le travail théâtral en général.
Il est vrai que le théâtre ne semble pas avoir pris pleinement la mesure des bouleversements provoqués par le surgissement du nouveau monde artificiel. Pour survivre, le théâtre doit sortir de lui-même à la recherche d’une force neuve. La médiatisation accélérée et la mondialisation de la société aggravent la crise d’un certain modèle théâtral. L’invention technologique fait apparaître le théâtre comme un art définitivement archaïque. Au regard de l’espace temps machinique, il fait figure d’anachronisme. La révolution technoscientifique nous fait entrer dans un univers artificiel où le bruit de la communication illimitée se substitue à l’épaisseur de la matière. Mais le théâtre garde une partie de l’identité de l’homme, de sa réalité matérielle, de sa capacité physique sur le monde. Le théâtre est acculé à proposer de nouvelles voies d’accès au réel par le biais d’une jouissance renouvelée de l’artifice, du construit, du sciemment non vrai qui, affichant la vérité de son truc, s’avère peut-être plus positif que toute soumission aux chimères de la «semblance» que les médias technologiques de l’image veulent imposer. Le théâtre brandit ouvertement son montage, sa fabrique, s’ouvrant à des textes impossibles, réputés injouables .Il explore sa relation au réel plus qu’il ne cherche à la figurer. Le théâtre n’avance et ne nous questionne que là où il allège le poids de sa règle. C’est toute la grammaire sur laquelle s’est construite l’approche esthétique du Caligula régi par Fadhel Jaziri. Et c’est la forme théâtrale à laquelle j’adhère totalement. Ce qui nous ramène à la mesure humaine du théâtre, un art de la perception immédiate liée à la présence matérielle du corps du spectateur. Cette mesure humaine du théâtre, sa manière de traverser la mort et la jouissance en font un art profondément scandaleux au moment même où la machine anachronise l’homme. Le caractère éphémère et la dimension humaine de la matérialité théâtrale assurent au théâtre une possibilité de vie liée à l’existence même de l’individu. Une existence pérenne.

Mohamed KOUKA

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