
Alors que les formations qui ont dominé la scène au cours des huit dernières années semblent ne plus être en phase avec les attentes des Tunisiens, de nouveaux partis politiques émergent. Ils ont pour ambition de proposer de nouvelles idées et comptent bien se poser comme alternatives à ces formations. Il s’agit notamment du Parti destourien libre, du Courant démocrate et d’Al Badil Ettounsi. Avec la montée d’une rhétorique populiste sur fond de sentiments antiélitiste et antisystème et dont les auteurs s’autoproclament porte-parole des petites gens
Le paysage politique connaît ces derniers temps des chambardements sans précédent. D’éclatement en fusion et de l’émergence de certains partis à la déliquescence d’autres. Avec la montée d’une rhétorique populiste sur fond de sentiments antiélitiste et antisystème, et dont les auteurs s’auto-proclament porte-parole des petites gens.
L’ensemble des formations politiques identifiées comme étant partie prenante de ce système sont aujourd’hui en échec. La crise qui touche tous les domaines de la vie des Tunisiens est imputable à ces partis qui n’ont pas réussi à se hisser au niveau des attentes des citoyens et ont trahi leurs électeurs. A des degrés divers, la responsabilité de la situation que vit actuellement le pays est partagée entre les formations politiques, qu’elles soient représentées au sein du gouvernement ou qu’elles soient dans l’opposition.
Le Front populaire implose, Nida Tounès éclate
L’implosion du groupe parlementaire du Front populaire a du coup mis à nu une unité de façade. Composé de neuf partis se réclamant essentiellement des courants marxiste-léniniste et unioniste arabe, le FP a réussi à former un bloc de 15 membres qui a fait preuve de beaucoup de solidité et de solidarité au cours la législature en cours. Il a même réussi, par moments, à briser la bipolarité Nida Tounès-Ennahdha. L’assassinat de Chokri Belaïd en février 2013, leader incontesté du parti démocrate Al Watad, a dégagé la voie devant Hamma Hammami, le chef historique du parti des travailleurs, ancien Poct, pour diriger ce groupement dont il a été le candidat à la présidentielle de 2014, au cours de laquelle il est arrivé troisième avec un bon score : 255.500 voix. Mais le Front contenait déjà en son sein les gènes de la division. Les leaders des neuf partis ne parlent pas souvent le même langage et n’ont pas la même appréciation des événements nationaux et internationaux. Hamma Hamami, qui a récupéré son parti au cours du dernier congrès tout en restant le porte-parole du Front populaire, voit son leadership de plus en plus contesté, notamment par le Watad, qui a annoncé la candidature de l’un des leurs, le député Mongi Rahoui, à l’élection présidentielle. Ce qui équivaudrait à un crime de lèse-majesté !
Cette implosion vient confirmer l’incapacité des partis tunisiens à résoudre leurs différends au sein de leurs structures internes et de manière démocratique. Le cas le plus frappant est celui, bien entendu, de Nida Tounès. Miné par les dissensions internes et la guerre des clans, il a fini par éclater en plusieurs particules. Son congrès dit consensuel de Sousse, tenu les 9 et 10 janvier 2016, censé ressouder les rangs a, au contraire, approfondi le fossé entre les frères d’hier et le mouvement cher à Béji Caïd Essebsi n’est plus qu’une fausse résonance de cette formation annoncée pour dominer la scène politique nationale pendant longtemps. Les frères d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui et chacun est allé de son côté amenant dans son sillage partisans et courtisans, laissant la base des militants dans l’imbroglio total. Et le dernier congrès de Monastir, organisé les 6 et 7 avril 2019, a donné le coup de grâce au parti. Deux clans se disputent la légitimité, celui de Monastir dirigé par Hafedh Caid Essebsi et celui de Hammamet qui a porté à sa tête le député Soufiène Toubal. L’arrêt du Tribunal administratif de renvoyer dos à dos les deux clans et de laisser les choses en leur premier état, celui d’avant le dernier congrès, c’est-à-dire reconnaître implicitement Hafedh Caïd Essebsi comme le représentant légal du parti, a ouvert la voie à plusieurs interprétations et conjectures. Et intervient au moment où le clan de Hammamet est en pourparlers avancés avec Machrou Tounes pour une éventuelle fusion dans un nouveau parti qui serait créé pour la circonstance : le Néo Nida. Aujourd’hui, on compte sept partis formés sur les décombres de ce qui est appelé le Nida historique : Machrou Tounès, Bani Watani, Al Mostaqbal, Tahya Tounès, Nida Monastir, Nida Hammamet et Tounès Awalan qui a fusionné avec Al Badil. Ces divisons, qui ont fortement impacté la scène politique nationale, traduisent une décomposition de tout le système qui s’est instauré après les élections d’octobre 2014. Le fragile équilibre a été rompu et le grand rival Ennahdha a repris sa première place.
Jamais sans mon fils
Le président de la République qui, sans doute, ne va pas briguer un second mandat, n’entend pas désespérer de recoller les morceaux de son parti. Malgré l’échec patent des précédentes tentatives, dont notamment celle de la commission des 13 présidée par Youssef Chahed, alors secrétaire d’Etat, le vieux briscard va lancer une nouvelle initiative aux contours encore flous. Son appel à Chahed de revenir au bercail n’a pas été entendu par ce dernier qui a été, sans surprise, intronisé dans la soirée de samedi 1er juin à la tête du nouveau mouvement Tahya Tounès dans sa nouvelle formule après la fusion avec Al Moubadara de Kamel Morjane. On dit qu’il voudrait reconstituer son projet autour du chef du gouvernement, mais jamais sans son fils qui devrait occuper un poste de premier plan. Il a même misé sur son ancienne directrice de cabinet Salma Elloumi qui a fini par le quitter pour rejoindre le clan de Hammamet et en prendre la présidence. Femme respectable et appréciée par beaucoup de militants du parti, l’ancienne ministre du tourisme, l’une des rescapés des membres fondateurs, entend exercer sa nouvelle fonction avec autorité dans la perspective des prochaines échéances. Et il n’est pas exclu qu’elle se porte candidate à l’élection présidentielle.
Mais si les dirigeants des différents partis nés de la cuisse de Nida Tounès rivalisent en analyses pour déchiffrer les raisons du naufrage de leur mouvement, se rejetant les responsabilités, aucun d’eux n’a remis en question les choix qu’il a faits. Ils bredouillent, bégaient, cherchent à salir leurs frères d’hier et verrouillent devant chez eux. Bien pis, ils ne sont pas conscients qu’ils vont au suicide collectif.
Pour renaître, le Nida dit historique doit se réinventer autour d’un chef et d’un projet. Or, ni l’un ni l’autre ne se profilent à l’horizon.
Le Pdl, le Courant démocrate et Al Badil en alternatives
Et alors que les formations qui ont dominé la scène au cours des huit dernières années semblent ne plus être en phase avec les attentes des Tunisiens, de nouveaux partis politiques émergent. Ils ont pour ambition de proposer de nouvelles idées et comptent bien se poser comme alternatives à ces formations. Leur émergence a perturbé l’équilibre déjà fragile et va certainement modifier les rapports de force. La meilleure illustration est celle du Parti destourien libre qui s’impose de plus en plus comme un élément incontournable dans le paysage politique. Sa présidente, la quadragénaire Abir Moussi, une vraie battante et femme de poigne, a réussi là où tous les ténors de l’ancien régime ont échoué : monter une formation politique se réclamant de l’héritage destourien de Bourguiba, sans renier celui de l’ancien RCD dont elle était secrétaire général adjoint pendant juste une année, de janvier 2010 à janvier 2011. Et contrairement à beaucoup d’autres, elle assume le droit d’inventaire. Le parti recrute parmi « les destouriens qui ont mal, déclare-t-elle, parce qu’ils se sont tus ou ont été humiliés et qui veulent retrouver leur maison et leur identité », les indépendants qui n’ont jamais fait de politique ou qui comptent un ascendant destourien ; une partie des déçus de la gauche « qui ne joue pas son rôle et a toujours été ambiguë », les anciens commis de l’État ; les familles des sécuritaires, les femmes, comme elle l’a expliqué dans Jeune Afrique. Si l’on en croit les sondages d’opinions, le Pdl qui poursuit le siphonnage de l’électorat destourien, pourrait damer le pion aux partis de l’actuelle coalition gouvernementale et en premier lieu Ennahdha. Alors que Moussi, l’inlassable chantre de la fin de « l’hégémonie islamiste », est une candidate sérieuse à l’élection présidentielle.
A côté du Pdl, un autre parti est en train de se frayer un chemin parmi les « grands ». C’est le Courant démocrate qui a fait de la guerre contre la corruption son cheval de bataille. Dominé par les époux Abbou, Mohamed et Samia, jugés incorruptibles, il ambitionne, à son tour, de poursuivre sur sa lancée et se mettre en pole position à la veille des scrutins législatif et présidentiel. Mohamed Abbou, qui a récupéré son poste de secrétaire général au cours du dernier congrès, a déjà annoncé sa candidature à l’élection présidentielle. Il entend siphonner l’ancien électorat du Congrès pour la République, Cpr, dont il fut à un certain moment secrétaire général aux côtés de son président, Moncef Marzouki.
Un autre parti commence à s’imposer quoique difficilement. Al Badil Ettounsi, la formation de l’ancien chef du gouvernement Mehdi Jomâa, ambitionne de lutter contre l’éparpillement politique. Après avoir fusionné avec Tounès Awalan, un parti né, également, de la cuisse de Nida Tounès, il a engagé des pourparlers avec d’autres formations comme Nida Tounès, Machrou Tounès ou encore Tahya Tounès. Sans résultats concrets. Pour Jomaa, qui évoque souvent son bilan à la tête du gouvernement des technocrates, en 2014, jugé positif, « il n’est plus question de continuer à gérer le pays comme on l’a géré dans les années 1960 et 1970 », a-t-il confié à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Il promet de s’attaquer aux « problèmes économiques, sociaux et aux déséquilibres régionaux ». Son parti, qui compte dans ses rangs un bon nombre de compétences ayant fait leurs preuves dans des institutions internationales comme dans le gouvernement, peine, par contre, à s’imposer comme une alternative fiable à l’actuel système.
Ennahdha et la peur du lendemain
Quant à Ennahdha, il se maintient, en dépit des signes de divisions. Affaibli par l’épreuve du pouvoir et plus tard par l’affaire de l’appareil secret, ébranlé par la conjoncture régionale, notamment le conflit interlibyen, le mouvement de Rached Ghannouchi a flanché par moments mais n’a pas plié. Il n’a jamais quitté le pouvoir même du temps du gouvernement Jomaa au sein duquel il a gardé des relais solides. Il a réussi à garder la main sur des secteurs stratégiques de l’Etat, dont notamment l’administration, et à infiltrer les rouages de l’Etat. Mieux structuré que les autres formations, il souffle le chaud et le froid et se délecte de la décomposition de son rival Nida Tounès. Mais s’inquiète de la montée en puissance du Parti destourien libre. Le seul qui rejette toute compromission avec le mouvement islamiste et qui pourrait, selon les sondages, lui contester son leadership sur la scène politique nationale. Cette peur du lendemain pousse les dirigeants nahdhaouis à multiplier les appels du pied en direction notamment de Tahya Tounès pour faire front contre le Pdl. Et de faire miroiter « l’oiseau rare » de leur président à Youssef Chahed pour le convaincre d’un projet de partage des pouvoirs, étant confiant en ses chances pour arriver premier aux prochaines législatives. Quitter le pouvoir serait synonyme de suicide pour eux.
Les partis politiques qui sont au nombre de 218, nouveaux comme anciens, sont face à eux-mêmes. Qu’ont-ils à présenter si ce n’est des promesses qui n’engagent que ceux qui les croient. S’ils entendent jouer un rôle dans l’avenir, ils doivent s’adapter aux nouvelles donnes. Ce n’est pas un choix mais une contrainte.
Brahim Oueslati