L’observation de la lune à l’œil nu continue d’être la norme dans la plupart des pays musulmans, ce qui empêche une éventuelle convergence sur l’annonce des dates des fêtes religieuses musulmanes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets. Jusqu’à quand ?
«Dans les années 1970 déjà, lors d’un forum du Conseil Islamique qui s’est tenu à Istanbul en Turquie, l’idée d’uniformiser une fois pour toutes le jour de célébration de l’aid el fitr et el idha prenait de l’envergure. Cela avant que les désaccords et les divergences de vues ne refassent surface progressivement pour en venir au point où nous en sommes encore aujourd’hui».
Tel est le constat amer de M. Noureddine Allagui, ancien professeur d’éducation islamique et récent retraité de l’Education nationale. Statu quo complet sur fond de repli idéologique. Car, une fois n’est pas coutume, on aura célébré le jour de l’aid el fitr en Tunisie en décalage avec l’Arabie Saoudite et d’autres pays voisins comme l’Algérie.
Une situation énigmatique qui n’est pas du goût de nombreux citoyens tunisiens qui contestent quelque peu le choix de la date annoncée par le mufti de la république car elle ne coïnciderait pas avec celle de l’Arabie Saoudite. De surcroît, le responsable religieux a été tourné en dérision sur les réseaux sociaux en raison de l’annonce tardive de la date officielle de l’aid el fitr, le lundi dernier dans la soirée bien après l’heure de rupture du jeûne.
En parallèle, une liste des pays qui ont célébré l’aid el fitr à des dates différentes, soit le mardi ou le mercredi, est parue récemment. Autant dire que les pays sont pratiquement divisés en deux listes distinctes et égales. On y cite des pays qui l’ont célébré le mardi 4 juin comme l’Arabie Saoudite, l’Algérie, le Liban, l’Irak, la Turquie, le Koweït, Bahreïn, Qatar, le Yémen. D’autres le mercredi 5 juin comme la Palestine, la Jordanie, l’Egypte, la Malaisie, la Syrie, le Soudan et l’Indonésie. Pourquoi tant de disparités ?
Nous avons d’abord contacté l’administration de l’iftae, rattachée à la présidence du gouvernement, pour avoir plus de précisions sur les méthodes employées pour fixer les dates des fêtes religieuses et si elles sont susceptibles d’évoluer durant les prochaines années pour plus de justesse dans les choix.
Cependant, la lenteur des démarches administratives, que nécessite la consultation du mufti de la République, oblige à se rabattre sur l’avis d’un professeur émérite en matière d’islamologie en la personne de M. Allagui. Nous lui avons posé plusieurs questions auxquelles il a répondu avec pertinence. Pourquoi les peuples arabo-musulmans n’arrivent jamais à s’accorder sur le jour exact de la célébration de l’aid el fitr et des autres fêtes religieuses ? Cette année, nous n’avons pas célébré l’aid el fitr le même jour. Certains l’ont célébré mardi et d’autres mercredi. Trouvez-vous cela normal ? L’observation à l’œil nu du croissant lunaire continue d’avoir cours en Tunisie alors que des techniques plus développées et à la pointe du progrès sont apparues. Pour ce faire, l’Arabie saoudite a pris la décision d’avoir recours à un observatoire d’astronomie européen ou américain afin de mettre fin aux interprétations approximatives. La Tunisie doit-elle suivre la même logique et avoir recours aux techniques scientifiques d’autant plus que les sciences astronomiques ne cessent d’évoluer pour déterminer de façon précise l’observation ou non du croissant lunaire qui fixe les fêtes et rites islamiques.
Pourquoi l’annonce faite par le mufti de la République, Othmane Battikh, est-elle intervenue aussi tardivement ? Au point qu’il a été tourné en dérision par une large frange des téléspectateurs tunisiens. La décision prise par l’Arabie saoudite d’uniformiser la date de célébration de l’aid essghir à toutes les régions du globe terrestre à travers la consultation d’un observatoire international pourra-t-elle mettre définitivement fin aux spéculations sur la date officielle des fêtes religieuses et des rites de l’islam, notamment en Tunisie ? On a largement sondé l’avis de M. Noureddine Allagui, expert sur la question en tant qu’islamologue qui a bien voulu nous soumettre ses réponses et ses éclaircissements sur certains points.
Deux possibilités, un seul choix
Il existe deux possibilités qui permettent de se prononcer avec justesse sur la date de célébration de l’aid el fitr en l’occurrence. Il y a la méthode d’observation à l’œil nu du croissant lunaire juste au moment du crépuscule avant de voir la plus petite surface de lune qui apparaît pour confirmer ou infirmer la célébration, le lendemain même de l’aid el fitr.
Appelée «lilet echekk», connue également sous l’appellation la «nuit du doute», elle divise encore dans de nombreuses régions et pays musulmans en termes de pratique et de justesse de vue.
Si on prend l’exemple de la Libye qui avait annoncé la célébration de l’aid el fitr pour le mardi avant de se raviser et d’opter pour la date du mercredi pour correspondre avec le voisinage proche, on est en droit de se demander ce qui se trame au pays du pétrole frère et voisin?
«Le Maroc est logé à la même enseigne pour célébrer l’aid el fitr souvent le lendemain du jour de célébration en Tunisie à moins que cela ne soit le même jour par pure coïncidence», poursuit M. Allagui dans sa logique. Mais comme il «faut d’abord balayer devant sa porte», la Tunisie n’est pas exempte de reproche en matière de décalage avec la date revendiquée en terre d’islam, au royaume d’Arabie saoudite. Ainsi que la majorité des pays européens et d’Amérique du Nord qui ont penché pour le mardi dernier.
Mais, d’après M. Allagui, cela est sans fondement car la Tunisie est certaine de son choix pris avec à sa tête le mufti M. Battikh dont notre interlocuteur défend l’honneur et le prestige pour le connaître en personne. «M. Battikh a délibérément tardé dans son annonce pour être certain le plus possible de la véracité et la justesse de son choix. Il évite toute confusion pour le peuple tunisien et ses compatriotes afin que le jeûne et l’aid el fitr soient validés, bien entendu».
La vision du croissant lunaire peut intervenir jusqu’à une, deux voire six heures après le coucher du soleil et durer même plus, d’après M. Allagui. Une vision qu’il ne faut rater sous aucun prétexte pour annoncer avec exactitude la date de célébration de l’aid el fitr. A part cela, dans certaines régions de Tunisie, il est admis une impossibilité d’observer le croissant lunaire très fin comme à Tataouine et bien d’autres localités de Tunisie.
La deuxième option pratiquée est de se conformer à la date proclamée par le royaume d’Arabie saoudite, pays référence des décisions qui protègent le culte et la bonne pratique de l’islam. En cas de doute, mieux vaut s’abstenir de faire un choix, affirme une célèbre expression. Et M. Allagui d’affirmer que la Tunisie de la période bourguibienne se contentait de se conformer au calendrier musulman établi en début d’année sans modifier aucunement les dates de début de Ramadan ni de célébration des fêtes musulmanes.
«El hisseb qui nécessite la simple consultation du calendrier lunaire était la règle. Cela permettait d’éviter les confusions actuelles». Toutefois, on est en droit d’espérer monts et merveilles de ce projet rassembleur parrainé par l’Arabie saoudite prévu l’an prochain qui risque de faire des émules dont la Tunisie et pourrait rapprocher définitivement les points de vue sur une date unique et commune à l’ensemble des pays arabo-musulmans. Car pour l’heure, «les deux procédés qui décident des jours de fête au cours de la nuit du doute sont justes et acceptables dans leur interprétation».
Un pays comme le Sénégal composé en grande majorité de musulmans à plus de 80% de sa population connaît une controverse dans la célébration des fêtes religieuses islamiques. La confrérie des tidianes étant en désaccord avec celle des mourides sur la durée du mois de Ramadan, l’une à 29 et l’autre à 30 jours. Ce qui empêche la communion le jour de l’aid el fitr qu’ils appellent korité en dialecte wolof. Les mourides célébrant l’aid el fitr le lendemain de la date célébrée par les tidianes. «Jeûner le jour de l’aid el fitr constitue un péché dans la religion musulmane», avertit M.Allagui. Quand on apprend que certains citoyens tunisiens ont célébré l’aid el fitr le mardi dernier en Tunisie même au lieu de la date du mercredi proclamée par l’autorité religieuse du pays, le fossé se creuse inexorablement sur la question et n’est pas près d’être résorbé.
Le sujet divise encore profondément les pays arabo-musulmans qui s’obstinent à décider de leur propre sort par un choix résolument fait « en leur âme et conscience». Le moment du « grand changement » est-il enfin venu à l’ère du progrès scientifique et technologique ? On pourra attendre les premières répercussions au cours de la prochaine fête du sacrifice dans deux mois.