Six mois après un reportage alarmant de La Presse de Tunisie sur les mauvaises conditions de travail des médecins praticiens et le manque de personnel qualifié dans cet hôpital, la faucheuse a fini par mettre fin à la vie de sept anges dans l’indifférence totale des décideurs.
Un septième cas de décès de nouveau-né est venu allonger, avant-hier, la liste des bébés morts dans le service de néonatalogie de l’hôpital Mohamed-Tlatli à Nabeul.
La nouvelle a ému plus d’un surtout que le pays est encore sous le choc du malheur qui s’est abattu en mars dernier sur le centre de maternité et de néonatalogie Wassila-Bourguiba, à l’hôpital de La Rabta à Tunis avec la mort de 15 bébés.
Pour ce qui est du cas des nourrissons de Nabeul, tout porte à croire que les conditions d’hygiène laissaient à désirer.
En effet, la mort de « 4 des 6 bébés » annoncés en premier serait due à « une infection nosocomiale, dite hospitalière », tandis que « le pronostic vital des deux autres nourrissons était déjà engagé dès leur naissance », souligne une source proche du staff médical de l’hôpital.« Les médecins leur ont déjà administré des antibiotiques de manière préventive, mais en vain», a-t-il ajouté.
Voilà un témoignage qui contredit totalement la thèse présentée par Dr Sonia Ben Cheikh, ministre de la Santé par intérim, avant-hier, lors de son déplacement sur place: “Les six bébés décédés à l’hôpital de Nabeul sont morts naturellement et il n’y a aucun rapport entre les six décès“.
Un service de néonatalogie-pédiatrie surpeuplé
Toujours selon cette même source, « dans la nuit de samedi à dimanche, le taux d’occupation dans le service de néonatalogie-pédiatrie était de 180%. Le mardi 25 juin 2019, ce taux d’occupation a chuté de 30% pour atteindre la moyenne annuelle de 150%. Ainsi, le service d’hygiène ne peut pas intervenir sur place pour désinfecter les lieux. D’ailleurs, les couveuses sont tout le temps occupées. ». Il faut dire que les conditions de travail dans l’ensemble des services de l’hôpital Mohamed Tlatli laissaient à désirer.
Le 25 décembre 2018, La Presse de Tunisie avait publié un reportage intitulé « Nabeul-Hopital Mohamed-Tlatli : le cri de détresse des médecins praticiens » dans lequel le chef de service par intérim de pédiatrie et de néonatalogie de l’hôpital et assistant hospitalo-universitaire de la faculté de médecine de Tunis, Dr Haythem Bachrouch, avait déjà lancé l’alerte.
«On a tiré la sonnette d’alarme, parce que la situation est presque dramatique, dans le sens que l’hôpital de Nabeul est au bord de la fermeture, notamment le service de gynécologie-obstétrique. En effet, il y a un seul médecin en la personne du Pr Chawki Mrazguia», avait alors mentionné Dr Haythem Bachrouch.
Il faut dire qu’avec 5.600 naissances par an dans le service de néonatalogie et une moyenne de fréquentation des urgences de plus de 150 patients par jour, l’hôpital régional Mohamed- Tlatli est l’une des pierres angulaires de la santé publique dans le gouvernorat de Nabeul.
Dr Bachrouch avait également déploré le manque de personnel dans le service de pédiatrie qui compte seulement trois assistants hospitalo-universitaires dans un gouvernorat qui comprend plus d’un million d’habitants.
Le chef du service par intérim a également mis en exergue le cas d’un médecin spécialisé dans la réanimation néonatale et dont la situation était floue. «Dr Montassar Ben Dhia est un enfant de la région. Il a été formé, initialement, dans notre service. Puis, il a fait deux ans au service de pédiatrie de Tunis, ensuite un stage de perfectionnement en France dans un grand service. En septembre 2017, Dr Ben Dhia a déposé une demande pour rejoindre notre service. Et jusqu’à mars 2018, il n’a pas reçu de réponse», avait déclaré alors notre interlocuteur.
Un hôpital sans biologiste et sans radiologue
Les problèmes de l’hôpital Mohamed-Tlatli ne s’arrêtent pas au niveau du service de néonatalogie et de pédiatrie. Dans notre article paru il y a six mois, d’après Dr. Bachrouch, le laboratoire de biologie médicale est «sans biologiste depuis deux ans ».
«Le médecin biologiste a été muté sans raison valable et sans remplacement. La situation, aujourd’hui, est que nous avons des bilans médicaux avec des résultats non fiables. Nous faisons face à une situation alarmante et qui peut présenter un danger pour les patients, surtout au niveau des groupes sanguins. Nous trouvons beaucoup de difficultés, car nous n’avons pas de vis-à-vis pour discuter avec lui», avait-il fait savoir.
Dr Bachrouch a également pointé du doigt une autre anomalie touchant cette fois-ci le service de radiologie. «Ce service fonctionne depuis des années sans un radiologue après le départ de deux professionnels à la retraite. Néanmoins, on félicite Pr Bouzaïdi, qui est le seul radiologue de la région de Nabeul. Malgré tous ses efforts, il reste beaucoup à faire. On a même sollicité l’aide de cabinets de radiologues du secteur privé tel que Dr Mâan Khalili qui a offert ses services gratuitement. Et je ne vous parle pas des problèmes que rencontre le chef de service de la pharmacie, Dr Assouen Lassoued», avait-il renchéri.
Bref, entre les difficultés des services de maternité (gynécologie-obstétrique), de pédiatrie et de néonatalogie, l’absence d’un biologiste dans le laboratoire d’analyses médicales et un service de radiologie aux abois, la situation dans cet hôpital était plus qu’inquiétante pour ne pas dire alarmante. Les signaux étaient tous dans le rouge.
L’administration joue les sapeurs-pompiers
Enfin, du point de vue administratif, Dr Bachrouch a également souligné la lenteur des procédures, ainsi que celui du temps de réponse des responsables à l’échelle de l’hôpital, voire au niveau régional.
«On a l’impression que l’administration joue la stratégie des sapeurs pompiers. On attend la catastrophe pour réagir et résoudre les problèmes. Nous appelons tous les responsables pour nous aider à surmonter ces problèmes en adoptant une stratégie d’anticipation. En cinq années dans le service de pédiatrie, j’ai été le témoin du départ de trois chefs de service et de trois médecins spécialistes. Aujourd’hui, la situation à l’hôpital régional Mohamed-Tlatli est plus qu’alarmante. Elle est ingérable pour ne pas dire intenable», avait-il conclu.
Désastreusement, six mois après la publication de notre reportage, la mort a fini par faucher la vie de sept anges.
Aujourd’hui, Dr Haythem Bachrouch refuse tout contact avec les médias. Et on le comprend.
En décembre dernier, ce jeune médecin avait remué ciel et terre en signant une pétition de démission collective pour avertir les responsables de la gravité de la situation. Son témoignage sur les colonnes de La Presse de Tunisie était prémonitoire et flippant… Malheureusement, son cri de détresse est resté lettre morte.
Pr Anouar Jarraya psychiatre
15 août 2019 à 21:16
La santé doit être faite ou défaite par tous » (Roger Gentis)