Le plaisir est là. La marche de l’histoire, personne ne peut l’arrêter. Le nom de la bande à Chetali est à jamais écrit en lettres d’or. Même si l’ancien défenseur axial du Stade Tunisien, Mohsen Jendoubi, n’a pas eu le palmarès qu’il aurait mérité, il demeurera à jamais une légende vivante du club du Bardo et des Aigles de Carthage. «Nous aurions dû enlever deux ou trois championnats. Au tirage au sort de la coupe, tout le monde craignait de tomber contre le Stade. Depuis quelques saisons, c’est l’inverse. Au fond, ce n’est pas tellement ce palmarès resté désespérément vide qui m’exaspère, cela ne me gêne pas aux entournures, mais plutôt ce sentiment d’injustice qui m’habite aujourd’hui. En effet, comment des générations aussi douées que celles du ST d’antan n’ont jamais été sacrées ? Comme si on était en présence de générations maudites», regrette-t-il.
Mohsen Jendoubi, quels sont à votre avis les facteurs ayant permis l’accomplissement de l’épopée argentine ?
En accomplissant les rites de la Omra, j’en ai profité pour visiter mon ancien club en Arabie Saoudite, Ahly Jeddah. J’ai été stupéfait par l’accueil qui m’a été réservé. C’était comme si je jouais toujours pour ce prestigieux club. C’est dire que cette campagne mondialiste a agi comme une révélation, une véritable caisse de résonance pour notre football. Il y a eu beaucoup de facteurs qui ont rendu possible cette saga: d’abord, la qualité des dirigeants de l’époque et qui ont pour noms Foued Mbazaâ, Slim Aloulou, Boubaker Ben Jerad, Moncef Foudhaili… Je me rappelle qu’avant le match contre l’Algérie, le ministre des Sports, Foued Mbazaâ, se soignait en France. Il nous parla un à un au téléphone, répétant à chaque joueur: «Vous savez, une victoire m’aidera énormément à me rétablir». Au même moment, on apportait à l’hôtel un carton contenant des maillots portant les noms de chaque joueur. Un cadeau de Si Foued. Les staffs, technique, médical, administratif apportèrent eux aussi une contribution décisive. Le talent ne manquait pas. Les entraîneurs, qui étaient capables de composer une équipe d’une même qualité à partir des remplaçants, insistaient sur le travail spécifique: les attaquants d’un côté, les défenseurs de l’autre. C’était presque un entraînement personnalisé.
Quel est le match le plus difficile de cette campagne argentine ?
A Lagos, contre le Nigeria. Déjà en rentrant sur le terrain, les Green Eagles nous poussaient et montraient des crampons acérés et hauts de deux centimètres. Ils voulaient nous intimider. Les magiciens étaient partout au stade Surulere de la capitale, Lagos. Mais nous étions les meilleurs, et avions confiance en nos moyens. Il y eut également le match d’Alger. Alors que les Algériens chauffaient l’ambiance, nous chantions «Ya salat ezzine ala Tounès». Après le nul qui nous qualifiait, dans le tunnel menant aux vestiaires, les Cerbah, Keddou… nous ont agressés. En leur échappant, nous tombions sous les coups de crosse des agents de l’ordre. Il n’ y eut que Dahlab qui était venu nous féliciter.
Quel est le meilleur match que vous avez livré ?
Malgré la défaite (1-0) à Conakry contre la Guinée, j’ai atteint le top dans ce match des éliminatoires de la Coupe du monde. J’avais en effet affaire à Cherif Souleymane qui allait remporter quelques mois plus tard le Ballon d’Or africain. Il était plus petit que moi, mais très puissant et véloce. Abdelmajid Chetali m’alignait surtout dans les matches à l’extérieur. Le marquage à la culotte était alors de rigueur.
En phase finale du Mondial, à la mi-temps de votre première sortie, vous étiez menés par le Mexique (1-0). On était encore à mille lieues d’imaginer l’ébouriffante expédition argentine ?
A la pause, Chetali nous disait qu’un Tunisien ne baisse jamais la tête. On le vit fouiller dans son sac, et on croyait qu’il allait tirer des citrons, des oranges…Non, il tira un drapeau national qu’il accrocha au tableau noir et se tut. Un silence assourdissant s’installa dans nos vestiaires, dans le ventre du stade Dr Lisandro de la Torre de Rosario, si loin de notre pays. Vous connaissez la suite. Au match suivant, quoique battus par la Pologne, nous étions habités par un sentiment de conquête, nous donnions le maximum.
Sauf que, dans les dernières minutes face à l’Allemagne, vous avez donné l’impression de vous contenter du nul (0-0) qui vous éliminait pourtant ?
Chetali était fou furieux après le match: il nous reprochait d’avoir joué la passe à dix dans les derniers instants de ce match. «Vous ai-je demandé de jouer pour le nul ? Est-ce que ce point nous qualifie, oui ou non ?», nous criait-il.
Quelle a été votre prime après le Mondial ?
Trois mille dinars, je crois.
Dites-nous, un défenseur de haut niveau peut-il passer sa carrière sans prendre de cartons jaunes, et a fortiori sans subir d’expulsion ?
Ce n’est pas très évident, et pourtant, cela m’est arrivé tout au long d’une carrière de seize ans au plus haut niveau. Je n’ai jamais été expulsé. Je n’ai écopé que d’un seul avertissement contre l’Oceano Club Kerkennah. Sous la conduite de Mokhtar Tlili, nous occupions une position dangereuse au classement. L’arbitre était algérien, je crois. Nous l’avions emporté (5-1). A la fin de la rencontre, pince-sans rire, beaucoup de supporters me félicitaient malicieusement comme si j’avais accompli un exploit. «Inchallah bel barka», me disaient-ils pour ironiser à propos de ce premier carton jaune dans ma carrière. Et qui allait rester le seul, d’ailleurs.
Des regrets tout de même pour n’avoir remporté aucun trophée, ou presque ?
Au fond, ce n’est pas tellement ce palmarès resté désespérément vide qui m’exaspère, cela ne me gêne pas aux entournures, mais plutôt le sentiment d’une injustice m’habite aujourd’hui: comment des générations aussi douées que celles du ST d’antan n’ont jamais été sacrées ? Comme si on était en présence de générations maudites. La première génération comprenait les Faouzi Dahmani, Moncef Zarrouk, Baccar, Ben Hmida, Bezdah, Ezzine, Hlaiem, Abdallah, Mghirbi….Puis arrivèrent les Daâlouch, Hergal, Ben Arfa, Jammi, Ben Jaballah… Parfois, on était passé tout près du sacre. Il nous arriva même de rester onze rencontres sans prendre de but, le premier encaissé cette saison-là arrivant à Sousse face à l’Etoile. Il faut dire qu’André Nagy construisait autour de la défense. C’est quelqu’un qui vous marque énormément aussi bien dans l’organisation sur le terrain que dans la vie privée. Nous aurions dû enlever deux ou trois championnats. Au tirage au sort de la coupe, tout le monde craignait de tomber contre le Stade. Depuis quelques saisons, c’est malheureusement l’inverse.
Nagy est-il votre meilleur entraîneur ?
Oui, avec Abdelmajid Chetali que vous sentez très proche lorsque vous traversez des crises, des moments pénibles. Je n’oublierai pas non plus Amor Mejri, mon premier entraîneur chez les jeunes stadistes. J’étudiais au lycée Khaznadar, j’étais très brillant en gymnastique. Si Amor, qui était mon prof de sport, a voulu me prendre avec lui au ST. J’ai arrêté une saison avec le départ de Mejri. A son retour, la première chose qu’il a faite a été de me chercher et d’insister afin que je reprenne ma carrière.
Quelles étaient vos idoles ?
Mohsen Habacha et Ahmed Mghirbi qui m’avait offert un jour son survêtement. J’ai joué à ses côtés cinq bonnes saisons, apprenant énormément. A l’étranger, l’Allemand Franz Beckenbauer et le Brésilien Luis Pereira étaient mes préférés.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le football ?
J’ai dû mentir à mon père Rabah, agent à la SNT, décédé en 2010. Nous sommes douze frères et soeurs. Je lui disais qu’au lycée, on exigeait que je joue dans un club afin de pouvoir poursuivre ma scolarité. J’ai poussé mes études jusqu’à la 6e année secondaire. J’ai par la suite été recruté par Tunisair. Savez-vous quelles étaient les questions sur lesquelles j’ai été admis au test de recrutement ? Quels étaient les résultats de la Tunisie en coupe du monde 1978 à laquelle je venais de participer ! (rires).
Quel est l’attaquant
qui vous a donné le plus
du fil à retordre ?
Feu Mohamed Ali Akid, surtout dans le jeu aérien. Et Moncef Khouini quoiqu’il ne soit pas aussi grand de taille que Akid. Sans oublier l’insaisissable Temime.
Vous rappelez-vous de votre plus mauvaise sortie ?
Face au CSS (nul 3-3). Face à l’OK aussi. Nous menions 3-0 après 17 minutes de jeu au Zouiten. Avant de tomber dans la facilité. Les Keffois allaient égaliser.
Pourquoi avez-vous rompu avec le foot une fois les crampons rangés ? Une carrière d’entraîneur ne vous a-t-elle jamais tenté ?
J’ai entraîné un peu les clubs de Cité El Khadhra, Jedaida, en Arabie Saoudite. J’aime trouver une relation semblable à celle que j’entretenais avec Chetali. Du respect et de la passion. Contre la Suède, en amical, j’étais malade. J’ai demandé à mon ami Amor Jebali de se préparer, parce qu’il n’y avait aucune jalousie, pas de calculs égoïstes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où les egos sont démesurés.
A votre avis, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Tarek et Agrebi. Diwa aussi d’après ce qu’on nous a dit sur son compte, et Chaibi contre lequel je n’avais joué qu’un match amical, ce qui a suffi pour comprendre toute sa force et tout son talent.
Que représente pour vous la famille ?
L’ultime refuge. Je me suis marié avec ma voisine Maherzia en août 1978, juste après le Mondial en Argentine, à seulement 22 ans. J’ai huit enfants, dont un, Wissal, issu de mon premier mariage qui n’a pas duré.
Quels sont vos hobbies ?
Je ne suis pas un client des cafés. Je préfère regarder à la TV les émissions sportives et les débats politiques, les séries ou sitcoms genre Choufli Hal, les pièces de Mokdad. Je suis fan de Nadal. J’assiste aux rencontres-chocs de handball, de basket-ball…
Si vous n’étiez pas dans le sport, quel genre d’activité auriez-vous suivi ?
Un uléma de religion. Les affaires de notre religion me passionnent.
Un projet qui vous tient à cœur?
Venir en aide aux anciens joueurs qui vivent aujourd’hui dans le besoin. Un lion en son temps comme Abdallah Trabelsi, ancien gardien du ST et de l’équipe nationale, peut-il vivre dans l’obscurité de la misère? Inadmissible ! Un champion comme Chaïbi pouvait-il vivre une précarité aussi épouvantable avant son décès ? Je suis triste pour eux !
Etes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?
Cette petite tache sur la carte, nous devons nous employer à en donner la meilleure image possible. Par rapport aux autres pays du Printemps arabe, nous sommes aujourd’hui les mieux placés. Chaque courant, chaque parti doit défendre ses idées et son projet dans la paix et la concorde.
Enfin, comment le Stade Tunisien peut-il revenir au premier plan ?
Les hommes d’affaires stadistes doivent apporter les fonds nécessaires à des recrutements de valeur. Chacun doit contribuer à redonner au club ses titres de noblesse. On ne doit pas laisser le président du club lutter seul.
Propos recueillis par Tarak GHARBI