Tout le monde reconnaît à Béji Caïd Essebsi sa stature, ses qualités, son charisme, son sens de la formule, son humour grinçant, sa capacité de se projeter dans l’avenir. Paradoxalement, c’est à ce niveau que se situe son formidable atout, c’est un homme du passé qui a réussi à faire une projection lumineuse dans l’avenir. Avant lui, personne n’a jamais réussi ce tour de force : réunir autour d’une même table des gens qui n’étaient même pas capables de prendre un café ensemble, ni d’avoir la moindre conversation. Or autour de BCE, des personnes de tous bords se sont réunies, ont débattu. Le débat était libre. Je me souviens des discussions qu’on avait pour ce qui est du projet politique de Nida Tounès, auquel avaient contribué ces messieurs présents.
Pendant ce temps, Béji écoutait. Il ne prenait aucune décision qu’après avoir mûrement réfléchi.
Béji est un cas unique. Il est venu avec un seul projet : restaurer le prestige de l’Etat et rééquilibrer le paysage politique. Ceci je l’ai entendu le dire autant de fois que possible. Pour ce faire, il fallait une assise, un projet politique qui est allé chercher ses racines au début du 20e siècle et même plus loin. Béji était féru d’histoire et l’histoire nationale, il a contribué à la tisser.
C’est un homme qui n’est pas venu de nulle part, il est porteur d’une histoire. Et d’ailleurs, parce qu’il était porteur d’histoire, il en imposait à son entourage. Dans ce projet politique qu’est devenu Nida Tounès, il a essayé d’initier des partenariats à moyen terme avec des partis comme El Joumhouri, El Massar. J’ai assisté moi-même à des séances de discussions qui devaient aboutir à des signatures de protocoles. Béji n’a pas ménagé sa peine.
Et quand on lui avait demandé de discuter avec la gauche, représentée par le Front populaire, il n’a pas hésité. Il n’a pas hésité alors à les inviter et leur proposer des têtes de liste. Il savait que la gauche représentait l’université, une partie de l’administration, une partie des syndicats.
La gauche constituait une force, il voulait qu’elle soit représentée avec lui dans son groupe. Cela n’a pas fonctionné comme il l’avait souhaité. Nous sommes d’accord sur ce qu’on peut appeler encore la rigidité de la gauche et ses fantasmes.
Le bosseur
Lorsqu’il avait un meeting à donner, Béji commençait toujours à le préparer en tenant compte de tous les billets qui lui parvenaient des amis et des proches. Il commençait d’abord à travailler avec ses conseillers et par la suite s’ouvrait à l’ensemble du bureau. C’était un homme qui ne cessait jamais de réfléchir, de planifier. Il n’hésitait pas à appeler son chef de cabinet à une heure du matin, parce qu’il a eu une idée, une solution à un problème. C’était un bosseur. Il venait à heure fixe à son bureau et était toujours tiré à quatre épingles.
Le candidat en campagne
Quand Béji disait qu’il était l’organisateur de la campagne, ce n’est pas faux. J’ajouterais qu’il était la vedette de la campagne, la star. Béji entrait dans la salle du meeting et le public heureux d’être là, de le voir, l’ovationnait, applaudissait. Les gens croyaient en lui, ça se voyait. Ce qui m’a particulièrement frappé, quand il arrivait, il paraissait fatigué, mais une fois entré dans la salle, se plaçant sur l’estrade, il devenait un autre homme, plein d’énergie, en symbiose avec le public.
La première des choses qu’il faisait, c’était de tapoter sur le micro pour demander l’écoute. Instantanément le silence s’installait. Tous les meetings commençaient avec l’hymne national. Il prenait de petites gorgées d’eau et chantait l’hymne national en entier parce que dans cet hymne se trouvait son programme. C’est ce qu’il voulait vendre. En outre, on s’était mis d’accord que quelle que soit la prise de vue, le drapeau devait être visible.
Il prenait la parole et commençait à répondre à toutes les accusations. Etions-nous en train d’instaurer un pouvoir dangereux, antidémocratique, tyrannique qui rappelle le passé ? Il répondait point par point à ses accusateurs. Béji est un personnage intéressant aux multiplies facettes, riche à découvrir et à faire découvrir. Il a pu fédérer les artistes, les académiciens et les intellectuels qui lui étaient particulièrement hostiles, par la parole qu’il maîtrisait fort bien. Nous avons vécu une époque formidable.
Nida Tounès, un grand mouvement politique
Ce mouvement, qu’on le veuille ou non, est un séisme régional. Les sociétés répondent chacune à sa manière. L’islamisme sous ses différentes formes est en train de faire son miel partout dans la région. Que ce soit au Maroc, en Jordanie, au Liban. Sans citer le reste. Les islamistes dominent et donc l’expérience qui est menée ici en Tunisie est une expérience qui tient compte des enjeux géopolitiques. Je suis persuadé que tout ce que nous faisons ici en Tunisie est observé à la loupe, à l’international.
Malgré cela et à mon avis, la situation générale de la Tunisie est positive. Nous sommes sur un élan évolutif. Evidemment, à la fin de la magistrature de Béji, la situation s’est dégradée. Le doute a commencé à s’installer, et, puis subitement, son décès, le jour de la fête de la République, a tôt fait de renouveler cet élan porteur d’espoir, positif.
Les Tunisiens sont conscients que c’était un homme qui était jusqu’au bout préoccupé par les grandes questions de l’Etat. Il a laissé des messages qui lui survivront. Un héritage, lequel, j’espère, sera compris comme il se doit.
H.L.