Fahmi Chaâbane, président de la Chambre des promoteurs immobiliers relevant de l’Utica et pas moins de vingt cinq ans de métier. La promotion immobilière, ça le connaît. Dans cette interview, il a tenu à rendre hommage aux promoteurs sérieux qui font bien leur travail, mais n’a pu s’empêcher, parallèlement, de lancer un cri d’alarme aux autorités pour secourir un secteur qui risque d’entraîner dans sa chute, si rien n’est fait, une partie de l’économie nationale. Ecoutons-le.
Il y aurait deux grandes catégories de promoteurs : ceux qui sont à la tête d’une industrie, ils construisent un peu partout et font de la publicité autour d’une marque. Et il y a les autres, les petits promoteurs, on va les appeler, artisanaux, ceux qui achètent un terrain, construisent un immeuble, le vendent appartement par appartement et s’en vont en acheter un autre. Combien sont-ils les uns et les autres ?
Nous sommes en Tunisie plus de 3.400 promoteurs immobiliers inscrits. Combien d’entre eux sont actifs ? Je dirais entre 700 à 800 promoteurs. Certains lancent une opération ponctuelle, s’enlisent dans les problèmes et jettent l’éponge. La promotion immobilière est un métier. Il faut dire que depuis les années 2000 à ce jour, beaucoup d’intrus se sont lancés dans la promotion immobilière sans la maîtriser vraiment. Nous sommes en train de travailler en collaboration avec le ministère de l’Equipement qui octroie les autorisations pour structurer la profession. A présent, pour faciliter la procédure, si un promoteur répond à un cahier des charges, il peut se lancer dans la promotion immobilière. Mais la situation est bloquée pour ceux qui ont fait le dépôt d’argent dans les banques sans obtenir pour autant l’autorisation requise. Pour ceux-là, qui sont dans une impasse, une solution s’impose.
Les promoteurs immobiliers sont extrêmement endettés auprès des banques, pour quelles raisons ?
En septembre 2018, la Chambre a organisé une journée animée par des économistes, des financiers, des fiscalistes, de grands experts, ainsi que par des représentants de la présidence du gouvernement, du ministère de l’Equipement et de la Banque centrale. Celle-ci avait levé le voile sur le montant des dettes des promoteurs qui s’élèvent à 5 mille 220 milliards à la date du 3 septembre 2018. La situation est difficile, certes, mais la crise économique dépasse le promoteur immobilier. Nous ne sommes pas responsables de la dévaluation du dinar, ni de la hausse des prix des carburants, ni de celle des matériaux. Le fer entre 2017 et 2018, en l’espace de 10 mois, a augmenté de 45%. Sans parler des produits de finition qui sont importés pour la plupart, sans parler des salaires des employés qui ne cessent d’augmenter depuis 2011 à nos jours. Idem pour ce qui concerne les rémunérations des ingénieurs, des architectes, des bureaux d’études. L’appartement qui se vendait à 100 mille dinars en 2011 a doublé aujourd’hui. Nous ne sommes pas responsables de cet état de fait. Mais nous avons des propositions et souhaitons être entendus par les autorités comme nous prions le chef du gouvernement d’intervenir.
Les promoteurs payent-ils leurs impôts ?
Généralement, après trois ans ou quatre ans, chaque promoteur subit un contrôle approfondi des services de l’impôt. Qu’on prétende que les promoteurs immobiliers ne sont pas réglos, c’est faux. La raison est simple. Chaque client qui achète un appartement moyennant un crédit comme la plupart des Tunisiens, son contrat de vente doit être enregistré à la recette des finances. Nous, promoteurs immobiliers, sommes dans le viseur du ministère des Finances parce que tous nos contrats sont enregistrés. Il est impossible de signer un contrat de vente sans l’enregistrer. Par contre, pour ce qui est des crédits bancaires, oui c’est vrai. Nous n’avons pas de quoi payer. Nous avons bien travaillé depuis 2000 jusqu’à 2011. Nous avons gagné de l’argent et nous avons payé nos impôts. Mais depuis c’est la crise.
Où se trouve votre argent, l’argent des promoteurs immobiliers ? Dans les réserves foncières ? Vous achetez des terrains au prix fort, en attendant de construire, donc c’est de l’argent qui dort. Ou bien vous construisez et ne vendez pas, beaucoup de stock et peu de vente, donc il y a de la surproduction ?
L’argent des promoteurs immobiliers est stocké dans le béton, dans les murs. Le promoteur immobilier est également hypothéqué par les banques. Quand le promoteur ne vend pas, il ne peut pas payer la banque, ce qui entraîne des intérêts bancaires. La vraie question qui doit se poser, pourquoi nous n’arrivons plus à vendre ? Parce que les prix ont atteint des seuils hors de portée de la plupart des familles tunisiennes. La couche moyenne a été dissoute au vrai sens du mot. Or, l’essentiel de notre production s’adresse à la classe moyenne. Un fonctionnaire n’est plus en mesure d’acquérir un appartement. Non seulement à cause de la hausse des prix, mais en plus le TMM ( taux moyen du marché monétaire) est de l’ordre de 7,90. Je vous présente un cas concret : un couple de cadres supérieurs qui gagne ensemble 45 mille dinars brut par an a souhaité acheter un appartement qui coûte dans les 208 mille dinars. Ce couple qui a trois enfants est appelé à rembourser la banque à hauteur de 1700 dt par mois. Est-ce qu’ils peuvent vivre avec ce qui reste ? Evidemment non, ils vont mourir de faim. Eh bien, au terme de la procédure, cette famille a été contrainte de renoncer avec beaucoup d’amertume. Pourquoi n’est-on pas inventif ? Une année, le Liban était en proie à une forte crise économique, il a supprimé le TMM. Suivons cet exemple.
Les Tunisiens se plaignent des prix, mais également de la mauvaise qualité des matériaux ; l’isolation acoustique des murs, l’ensoleillement et les dimensions des chambres, celles des fenêtres, la hauteur sous-plafond. Qui fixe les normes du haut standing et du moyen de gamme, et ces normes sont-elles respectées ?
C’est le promoteur immobilier qui fixe les normes. Cela dépend du terrain. L’emplacement du terrain est le critère décisif. Je ne peux pas acheter le mètre à 300 dt et prétendre le vendre à 4000 dt construit. Je donne l’exemple des Berges du Lac ou des jardins de Carthage, dans ces zones-là, je ne peux pas construire des logements économiques. Mais c’est moi qui décide d’agrandir les chambres, de faire une climatisation centrale, un double vitrage. Maintenant, pour ce qui est de la qualité, tous les promoteurs ne se valent pas. C’est une évidence. S’il est vrai que des bureaux d’études suivent et donnent l’autorisation d’accès à la propriété, des vices de construction, des fissures, des infiltrations d’eau peuvent se déclarer par la suite. Le client ne doit pas payer le promoteur avant de s’assurer de la qualité de la construction. Les promoteurs professionnels ont un bureau de pilotage qui suit toutes les opérations. Ce bureau de pilotage, nos yeux et nos oreilles, s’installe sur le chantier et suit les opérations. Ce sont mes coordinateurs qui ouvrent le chantier le matin et le ferment le soir. Et lorsqu’un promoteur construit pour l’Etat et bien c’est à l’Etat de surveiller tout au long de la construction et de tout vérifier. En Tunisie, il faut le reconnaître, c’est un signe qui ne trompe pas, nous ne déplorons pas d’accidents d’effondrement d’immeubles habités.
Parlez-nous de l’aménagement urbain ? Pourquoi nos villes sont laides. Pourquoi il n’y a pas d’espaces verts, regardons Ennasr, des immeubles accolés les uns aux autres et rien d’autre. Pourquoi cette bidonvilisation des villes ? Pourquoi il n’y a pas d’harmonie dans les quartiers et les résidences ? Qui est responsable de l’aménagement urbain ? L’Etat, les communes, les promoteurs, les trois à la fois ?
C’est l’Etat qui est le premier responsable. Et s’il y a des erreurs, je tiens l’Etat pour l’unique responsable. La zone d’Ennasr, ce ne sont pas les promoteurs qui l’ont conçue. L’Etat publie des appels d’offres, nous soumissionnons. Si je gagne, je prends mon terrain et j’ai un cahier des charges que j’applique. Je ne peux pas commencer à poser la première pierre sans l’autorisation de la municipalité. Ce qu’on me demande de faire, je le fais. Je ne veux pas me présenter en héros, ce que je dis maintenant, je l’ai dit il y a dix ans : pourquoi on n’a pas fait de doubles voies à Ennasr, pourquoi n’a-t-on pas prévu de parkings à étages, de zones vertes. Mais, nous promoteurs, sommes des exécutants, nous ne sommes pas des concepteurs. Parlons d’Ennasr, nous avons été surpris et déçus du projet qui nous a été soumis. Et je le répète, c’est L’Etat qui est responsable. Je suis désolé de le dire, je visite les salons de l’immobilier dans le monde entier. Prenons l’exemple de la Turquie, il nous faudra 5 siècles pour rattraper les Turcs ! Chaque pays se démarque par son urbanisme. Comment procèdent-ils ? Ils donnent une zone à des promoteurs privés, et chacun s’amène avec son projet, avec des zones vertes, des aires de jeux pour enfants, des écoles, des parkings, des centres commerciaux, des habitations collectives et d’autres individuelles, des « Malls ». Mais en Tunisie, on ne nous laisse pas faire, on nous étouffe. En Egypte, la ville de «Rayhana», à 30 km du Caire, a été construite il y a dix ans de cela. C’est une leçon en soi. C’est une ville qui comprend plus de 2.500 villas, des écoles, des crèches, les hypermarchés, plus d’un million d’habitants y réside. Allons voir les voies. C’est là que nous constatons que le promoteur ne veut pas exploiter chaque mètre pour ériger des tours, il y a une qualité de vie qui est offerte. Dans notre pays, le bâtiment est pénalisé par les lois, les réglementations et les procédures administratives compliquées.
On peut vous opposer comme argument que si l’Etat concède tout au privé, le prix de l’immobilier risque d’augmenter davantage. Ceci va à l’encontre de la politique sociale en matière de logement entreprise par l’Etat. Si le privé est aux manettes, seule la catégorie aisée pourra acquérir un bien immobilier. Ça se défend aussi, qu’en pensez-vous ?
Admettons. Mais de nos jours, qui parvient encore à acquérir un appartement ? Le marché est mort. Des immeubles sont à l’abandon, inhabités. Des appartements à 250 mille ne se vendent plus. Tant que le dinar n’est pas stable, les prix vont encore augmenter et ce n’est pas parce qu’un promoteur privé a construit une ville de bout en bout. Il faut que l’Etat réforme ses plans d’aménagement. Le plan d’aménagement du gouvernorat de l’Ariana n’a pas changé depuis 20 ans. Et même s’il y a des réformes, elles ne sont pas modernes et n’intègrent pas les nouvelles normes en matière d’aménagement. Il faut que l’Etat exprime ses exigences et laisse le privé travailler, c’est la seule voie possible. Mais si on me demande de ne pas dépasser un R+7, évidemment, le coût de l’appartement va augmenter. On nous asphyxie par les contraintes. Entre-temps, les constructions anarchiques prolifèrent. Deux à quatre étages sont ajoutés sans autorisation et tout le monde ferme les yeux. C’est ce qu’on appelle le marché parallèle de la promotion immobilière. (Ndlr, M. Chaâbane nous montre sur son téléphone une bâtisse située sur un rond-point de la région de Raoued, construite ces deux dernières années, un rez-de-chaussée plus quatre étages, alors que c’est interdit compte tenu de l’emplacement). Cet intrus a visiblement le bras long parce qu’à chaque fois que les autorités font une descente pour démolir, les appels « des hauts responsables» fusent de partout pour qu’on le laisse tranquille. Un passe-droit qui a eu raison de trois gouverneurs. Le dernier gouverneur, de guerre lasse, m’a prié de ne plus lui parler de ce cas qui lui donne la migraine. Moi promoteur en règle, je suis suivi, contrôlé, harcelé, même, alors que les imposteurs et les magouilleurs sont protégés. Ils vendent au noir un bien à 400 mille dinars et le déclarent à 150 mille. Voilà la vérité.
Vous promoteurs en règle, ne pouvez-vous pas dynamiser le marché en baissant un peu vos prix ?
Nous vendons aujourd’hui à prix coutant pour essayer de rembourser les banques. Nous demandons que le TMM soit supprimé et que les banques encouragent les clients potentiels, ceux qui souhaitent acquérir des biens et qui sont solvables bien entendu. Le marché sera dynamisé. Toute la chaîne sera relancée, les promoteurs, les architectes, les ingénieurs, les prestataires de services, tout le monde y trouvera son compte.
La Tunisie est une terre d’accueil. Mais est ce que les prix des loyers et de l’achat de l’immobilier augmentent lorsque nos amis et voisins affluent pour s’y installer ou bien est-ce une fausse idée ?
Les Libyens ont débarqué en masse en 2011 et 2012. C’est à ce moment là qu’il fallait les exonérer de la fameuse autorisation si dissuasive du gouverneur. Quand a-t-on jugé bon de le faire ? En octobre 2016, et pour les Algériens, en juin 2018, sous condition que le prix du bien soit supérieur à 300 mille dinars. Où sont les Libyens ? Ils sont partis en Turquie, à Malte. Si on avait facilité au moment opportun, comme on l’avait demandé, nous les promoteurs, lorsque les Libyens fuyaient leur pays et avaient de l’argent, ils se seraient installés en Tunisie. Nous avons laissé passer une formidable opportunité. Mais nous continuons à demander d’annuler cette autorisation du gouverneur pour tous les étrangers. Comme ont fait les Marocains et les Turcs. Aujourd’hui en Turquie, avec 250 mille dollars, tu achètes un appartement et tu obtiens la nationalité turque, ou bien tu investis le même montant et obtiens la nationalité au bout d’un mois. En Tunisie ? Citez-moi une seule mesure d’incitation. Il nous est arrivé de vendre un bien à un étranger. Trois ans après et il n’a pas encore obtenu son autorisation. Sans parler des procédures et attentes sans fin à l’aéroport. Notre aéroport est une honte. Qui ose prétendre inciter les étrangers à venir chez nous pour acheter et investir avec un aéroport pareil qui fonctionne au ralenti. A quoi ça sert d’organiser des foires à l’étranger, si les procédures et les obstacles sont insurmontables. Cette fameuse autorisation bat en brèche tous nos efforts. Les étrangers représentent un excellent marché. Nous demandons donc l’annulation de l’autorisation du gouverneur qui pénalise le marché de l’immobilier. Hélas, personne n’écoute. Notre secteur est ciblé, des immeubles sont inhabités et des chantiers sont à l’arrêt. Je me dois de prévenir tout le monde, si le secteur de l’immobilier déclare faillite, il entraînera avec lui dans sa chute les banques et l’économie nationale. Nous lançons un cri d’alarme. Nous promoteurs immobiliers avons participé depuis les années 60 au développement du tissu urbain. Nous sommes des bâtisseurs, depuis le maçon, en passant par l’architecte, l’ingénieur, le promoteur. Nous avons construit la Tunisie. Nous voulons poursuivre notre mission et faisons appel au chef du gouvernement pour prendre les décisions qui s’imposent et sauver le secteur ainsi que les multiples activités qui lui sont associées.
Interview réalisée par Hella LAHBIB