Bertrand Le Gendre, journaliste et essayiste français, a passé quatre années de sa vie à explorer, analyser, décrire et écrire le personnage à la fois complexe et fascinant de Bourguiba. Résultat de ce travail de longue haleine : un magnifique portrait, profondément fouillé du « Combattant suprême » couvrant près de 400 pages (Fayard, 2019). « Bourguiba », de Bertrand Le Gendre vient de recevoir le Grand Prix de la biographie politique du Touquet-Paris-Plage.
Bourguiba a fait déjà l’objet de nombreuses publications. Pensez-vous qu’il existe encore des zones d’ombre dans sa vie qui méritent investigations et recherches ?
J’ai fait de mon mieux pour explorer toutes les facettes du personnage et pour rendre compte au plus près du « siècle de Bourguiba » qui va de 1903, la date officielle de sa naissance, à sa mort en 2000. Pour cela, j’ai dépouillé en France et en Tunisie des montagnes d’archives et rencontré de nombreux proches de Bourguiba : anciens ministres, membres de sa famille…, mais aussi des opposants. Sans oublier ma dette à l’égard des historiens et chercheurs tunisiens qui ont publié des travaux décisifs sur ce « siècle de Bourguiba ».
Les notes issues de ce travail, qui a duré quatre années à plein temps, représentent plus de sept fois le volume du livre que Fayard a finalement publié. Cela dit, comme vous le suggérez, il y a encore à faire. Les biographes qui prendront la relève découvriront certainement des données inédites sur tel ou tel épisode de la vie du Combattant suprême, mais ce qu’on sait de lui aujourd’hui ne sera pas fondamentalement remis en cause, à mon avis.
Affronter un mythe tel le personnage de Bourguiba est-ce une chose aisée pour un auteur?
C’était d’autant plus facile que je n’avais aucun a priori. Marié à une Tunisienne, Nadia Baccouche, à qui ce livre est dédié, je connais bien la Tunisie. C’est mon pays d’adoption. En même temps, je suis Français. Cela va vous sembler paradoxal, mais le fait de n’avoir été mêlé ni de près ni de loin aux événements que je rapporte, m’a facilité les choses. Empathie et distance. C’est le point d’équilibre idéal pour retracer la vie d’un homme qui suscite de telles passions.
J’ai abordé ce travail d’autant plus sereinement que ce livre s’adresse d’abord aux non-Tunisiens, même si je suis heureux qu’il suscite de l’intérêt en Tunisie grâce à une interview comme celle-ci.
Les Français ignorent à peu près tout des années du Protectorat. Ils n’ont que de très vagues souvenirs de la lutte de Bourguiba pour l’indépendance et seraient bien en peine d’évoquer les moments-clés de son « règne », hormis l’adoption en 1956 du Code du statut personnel. Les historiens français, qui se sont focalisés et se focalisent encore aujourd’hui sur la guerre d’Algérie, sont un peu responsables de cette situation. C’est cette lacune, cette injustice que j’ai voulu réparer.
Avez-vous pu explorer des documents inédits concernant la vie de Bourguiba?
J’ai découvert dans les archives du Quai d’Orsay à quel point les autorités françaises ont sous-estimé le Combattant suprême. Lorsque Bourguiba est parti s’installer au Caire en 1945 pour continuer de l’extérieur la lutte en faveur de l’indépendance, l’ambassadeur de France en Égypte a écrit à ses supérieurs à Paris : « Aux personnes qui l’ont approché, Bourguiba donne l’impression d’être un mégalomane vaniteux et prétentieux. Il se flatterait d’être un jour président de la République tunisienne. »
En 1954, l’année qui a précédé les accords d’autonomie, Pierre Voizard, le Résident général en Tunisie, n’avait pas changé de ton : « Bourguiba est un être malfaisant avec lequel, contrairement aux affirmations de certains hommes politiques, nous ne pourrons jamais nous entendre. »
L’un des moments les plus déconcertants de mes recherches a été de découvrir que les autorités françaises ont sciemment exfiltré les assassins de Farhat Hached, la figure historique de l’UGTT, abandonné, comme vous le savez, une balle dans la tête, au bord d’une route à Radès en 1952. Une correspondance secrète de 1956, sur laquelle j’ai mis la main, montre qu’Alain Savary, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, et Roger Seydoux, le haut commissaire en Tunisie, savaient qui avait fait assassiner Hached. Ils se sont arrangés pour permettre au commissaire de police Serge Gillet, la cheville ouvrière de cet assassinat, de fuir en France où il a poursuivi sa carrière sous un faux nom.
Que connaît-on aujourd’hui de la dernière période quasi secrète de la réclusion de Bourguiba à Monastir à laquelle vous consacrez votre épilogue?
Les Français ignorent à peu près tout des années du Protectorat. Ils n’ont que de très vagues souvenirs de la lutte de Bourguiba pour l’indépendance et seraient bien en peine d’évoquer les moments-clés de son « règne », hormis l’adoption en 1956 du Code du statut personnel.
Qu’il souffrait beaucoup de cette réclusion et davantage encore des hommages appuyés que lui rendait Zine El Abidine Ben Ali. Le nouveau président se sentait écrasé par lui. En même temps il cherchait à accréditer l’idée qu’il était son digne successeur et même qu’il faisait mieux que lui.
Rares sont ceux qui étaient autorisés à rendre visite à Bourguiba dans la résidence des gouverneurs de Monastir où Ben Ali l’avait confiné. Les consignes étaient strictes. Tout rapport non autorisé avec l’extérieur était sanctionné. Pour desserrer l’étau, Bourguiba s’est résolu à des concessions qui lui ont certainement coûté, comme d’appeler à voter pour son successeur à la présidentielle en 1989.
Les sentiments réels de Ben Ali envers Bourguiba sont apparus en pleine lumière lors des obsèques de celui-ci. Non seulement la cérémonie n’a pas été retransmise en direct à la télévision car Ben Ali craignait des cris hostiles à son endroit, mais il a osé affirmer que depuis son départ forcé du pouvoir, Bourguiba avait bénéficié de « tous les égards ».
Bourguiba continue à être un repère aujourd’hui pendant cette campagne électorale et son héritage une référence vingt ans après sa disparition et plus de trente ans après « le coup d’Etat médical » de Ben Ali. Qu’est-ce qui explique sa trace toujours vivace dans les esprits des politiques et des citoyens ?
N’étant pas électeur tunisien, je ne suis pas forcément bien placé pour vous répondre. Vu de l’extérieur, on est quand même frappé de constater à quel point les Tunisiens savent gré à Bourguiba de les avoir émancipés de la tutelle des Français, de leur avoir donné la liberté. Il est de ces leaders — Churchill, de Gaulle, Hô Chi Minh, Gandhi, Mandela… — auxquels leurs peuples vouent une reconnaissance éternelle.
Bourguiba n’est pas seulement le père de l’indépendance, il est aussi l’auteur du Code du statut personnel dont je parlais tout à l’heure : interdiction de la polygamie, de la répudiation et des mariages prononcés sans le consentement de l’épouse. Quelques mois avant sa mort, j’ai rencontré le président Béji Caïd Essebsi dans son bureau au Palais de Carthage où il travaillait face à un buste de Bourguiba. Parlant de l’héritage de celui-ci, il m’a dit : « Sans la femme, il n’y a pas de modernité en Tunisie. » C’est cette modernité qui distingue la patrie de Bourguiba des autres pays arabo-musulmans.
Les Tunisiennes et les Tunisiens qui se tournent vers lui aujourd’hui se sentent comptables de l’idéal de liberté qu’il leur a insufflé, même s’il était lui-même un autocrate, parfois impitoyable. À l’approche du grand âge, il répétait souvent: « Le meilleur présent que vous puissiez offrir à Bourguiba, c’est de préserver son œuvre après lui. » Voilà, historiquement parlant, l’enjeu des prochaines élections en Tunisie.