Les temps actuels correspondent, de l’Europe à la Tunisie, à une période de stagnation et de récession économique préoccupante dans une ambiance de montée des populismes, de crises migratoires et de risques d’extrémismes. Jusqu’où cette situation menace-t-elle la continuité démocratique ? Les libertés politiques tiendront-elles dans ce climat de frustrations socioéconomiques ? Avons-nous déjà atteint un point de non-retour ? Quels remèdes préconiser à cet état d’urgence ?
«La résilience de la démocratie face à la panne économique», sujet du colloque organisé à Tunis par le Centre arabe de recherche et d’études politiques (Carerp), l’ONG italienne Reset Doc avec l’appui du ministère italien des Affaires étrangères, croise une actualité brûlante. Une actualité partagée par des pays situés des deux côtés de la Méditerranée, tels que la Tunisie et l’Italie. Le débat sur cette question cruciale pour comprendre quelques-unes des tensions qui agitent le monde a réuni des chercheurs, des universitaires et des journalistes tunisiens et italiens. Loin du vent de panique et des thèses «complotistes» qui fleurissent sur les réseaux sociaux quand un tel sujet est abordé, la journée d’étude du 20 septembre a offert au public présent des visions et des éclairages intéressants et des interventions de très haut niveau. Celles notamment d’Emanuele Felice, de Moez Soussi et du Professeur Yadh Ben Achour.
Le populisme comme réponse aux inégalités
Emanuele Felice est professeur d’économie politique et d’histoire économique à l’Université de Chiete en Italie. A son actif, de nombreuses recherches économiques sur la croissance sur le long terme, sur les inégalités, sur le bonheur et sur le sud de l’Italie. Il revient dans son exposé sur les vagues de démocratisation dans le monde. La première a eu lieu à l’orée du dix-neuvième siècle, c’est une démocratie libérale qui a envahi le monde occidental. Une seconde vague s’est produite au cours des deux premières décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Elle a permis de rétablir la démocratie dans beaucoup d’endroits où elle s’était effondrée dans l’entre-deux-guerres : Allemagne, Italie et Japon notamment. La troisième vague est de dimension progressiste et émerge dès les années 70 et s’étend jusqu’aux années 90. Elle intéresse certaines régions de l’Europe post-communiste et de l’Asie centrale, ainsi que des régions encore plus éloignées de l’Amérique du Sud, d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Sud et de l’Asie du Sud-Ouest. Emanuele Felice constate cependant que dans certaines parties de l’Europe de l’Est comme en Russie, un recul de la démocratie est enregistré.
«Excepté la Tunisie, seule rescapée du Printemps arabe, Freedom House nous renseigne que la croissance de la démocratie dans le monde s’est arrêtée ces dernières années. La démocratie est un obstacle à la croissance, nous dit Freedom House. La preuve la plus criante à cette hypothèse nous vient de Dubaï, propulsée parmi les premières villes du bonheur alors que ses indicateurs de la démocratie sont au plus bas», explique-t-elle.
Des pays démocratiques à l’image peu reluisante vont des Etats-Unis de Trump à l’expérience du Brexit en Grande-Bretagne et à l’Italie au gouvernement populiste jusqu’au mois dernier. Le chercheur émet une question : «Quelle est la raison de la crise ? ». Il répond en revenant vers son pays, l’Italie : «Les inégalités territoriales entre le Nord et le Sud et la faible croissance. Le déclin de l’économie entraîne l’émergence de forces antidémocratiques. Il s’agit d’une lutte ouverte entre ces deux pôles ».
Les vulnérabilités multiples des jeunes
Le contre-modèle de Dubaï pourrait être la Tunisie, comme le fait remarquer Emanuele Felice. Or, l’intervention qui suivra va relever tous les risques qui pèsent sur la transition démocratique tunisienne du point de vue économique.
Moez Soussi, économiste, enseignant universitaire et chercheur au Carep, travaille sur les indicateurs et les manifestations de la vulnérabilité des jeunes tunisiens. Il soutient qu’après 2011, les sources de vulnérabilité ont augmenté. D’après le chercheur, elles sont en lien direct avec le taux de chômage, la montée du travail informel (76% des 16 à 27 ans travaillent dans le secteur informel), l’exclusion financière entrepreneuriale et l’abandon scolaire (100 000 élèves quittent chaque année les écoles primaires et secondaires).
«Le niveau et le rythme de croissance et d’investissement ne sont pas suffisants pour absorber l’offre de main-d’œuvre provenant principalement des jeunes», souligne Moez Soussi. Ceux classés parmi les plus fragiles ont un profil bien déterminé. Il s’agit de jeunes séparés de leurs parents. Le manque de soutien familial et le déficit d’éducation les rendent particulièrement vulnérables. Si les filles semblent moins dotées d’atouts pour percer dans le monde rural, les garçons se révèlent plus fragiles dans les grandes villes.
De la «surexcitation démocratique» des Tunisiens
Les inquiétudes d’Yadh Ben Achour sont d’ordre politique. C’est une très sérieuse alerte quant à la pérennité de la jeune démocratie tunisienne que lance le juriste, ancien doyen de la faculté des Sciences juridiques de Tunis, Professeur au Collège de France, ancien président de la Haute instance de la révolution et membre du Comité des droits de l’homme des Nations unies. Dans une intervention intitulée «La résilience de la démocratie tunisienne » marquée par une grande érudition, le Professeur Ben Achour analyse avec son habituel sens critique et sa clairvoyance l’état des lieux de la situation politique tunisienne. Il commence par passer au crible les attaques adressées à la démocratie depuis les Grecs : «On lui reproche de privilégier l’empire de la démagogie et de la manipulation d’opinion par ceux qui savent parler, le noyautage des élites dans la masse. On l’accuse de favoriser la corruption et d’entraîner le règne de l’indécision. Elle exige patience et dialogue et conduit selon Platon nécessairement au despotisme. L’Allemagne hitlérienne en est le parfait exemple».
Mais malgré tous ses défauts, «la démocratie nous épuise actuellement. Nous sommes passés en Tunisie d’un état comateux pendant la dictature à une actuelle surexcitation démocratique», note le Professeur Ben Achour, le juriste assure défendre corps et âme ce système. Car, dit-il, «c’est le seul régime qui soit digne de l’homme. Le seul qui respecte l’homme dans son intégrité physique, sa dimension sociale et sa liberté d’expression».
Yadh Ben Achour revient sur le cas tunisien pour signaler les risques auxquels la démocratie naissante fait face : «Les promesses non tenues de la Révolution mènent à un cycle continu de revendications soit pacifiques, soit violentes. Car si nous avons très rapidement gagné le pari de la liberté, en organisant par exemple des élections libres dès 2011, nous avons perdu celui de la dignité dans une perspective de justice sociale. Autre problème : le clivage de la société dans ses dimensions idéologiques et sociales. D’une part, les oppositions entre modernistes et conservateurs persistent et peuvent provoquer de la violence et, d’autre part, nous voyons aujourd’hui à quel point la classe moyenne, hier très forte et équilibrante pour la société, s’est appauvrie rejoignant la catégorie des “zawali”».
Pour Yadh Ben Achour, par manque de vigilance et de rigueur, les maladies du système démocratique tunisien se sont aggravées. La cause ? Le manque de performance du Parlement et des contre-pouvoirs telles les instances indépendantes. «Cinq ans après l’adoption de la Constitution, nous n’avons pas réussi à mettre en place une Cour constitutionnelle», critique-t-il.
Réviser la Constitution pour la simplifier
Le juriste énumère les autres failles de la démocratie naissante : divisions au sein de l’exécutif, une trop grande multiplicité des partis politiques, corruption, affaiblissement de l’autorité de l’Etat…
«Le régime démocratique ne donne pas de miracles. Si les problèmes s’accumulent, il finira par céder laissant la place à l’anarchie et à la dictature», avertit le Professeur Ben Achour.
«Mais quelles voies possibles pour le pays ? ». A cette interrogation, l’ancien doyen de la faculté des Sciences juridiques de Tunis préconise deux scénarios. Le premier est le pire, à savoir le populisme avec ses régressions conservatrices aboutissant à un modèle de type fasciste basé sur le rejet de l’autre.
Le second est salvateur : «Il s’agit de réviser la Constitution pour la simplifier, la rééquilibrer afin entre autres d’éviter des crises comme celles que nous avons vécues entre le défunt président Béji Caïd Essebsi et le chef du gouvernement Youssef Chahed. N’oublions pas de rétablir également les équilibres économiques et sociaux».
Si nous ne résolvons pas tous ces problèmes, nous continuerons, selon la conclusion du Professeur Ben Achour, «à vivre dans une dynamique oscillant entre la puissance démocratique et le mal-vivre des Tunisiens doublé d’une crise économique aiguë».
Le coup de gueule dE Yadh Ben Achour : «Le second tour ne doit pas se passer dans des conditions discriminatoires ! »
Au cours de son intervention au colloque de vendredi dernier, Yadh Ben Achour a lancé cette alerte aux autorités politiques et législatives : «Débrouillez-vous pour que le second tour de la présidentielle se déroule dans des conditions non discriminatoires pour le candidat Karoui ! Sinon le scrutin sera entaché et remis en cause sur le plan national et international ! Je tire la sonnette d’alarme pour sauver les élections ! ».
Il s’étonne qu’on ait interpellé un candidat à la présidentielle qui avait des affaires pendantes depuis 2016 durant la campagne : «Ces affaires auraient pu être réglées avant ou après la campagne, mais pendant la campagne, cela correspond à un scandale ! On aurait pu éviter ce problème».
Il revient également sur le projet d’amendement de la loi électorale, que le président Béji Caïd Essebsi a refusé de signer quelques jours avant son décès.
«Cette loi est légitime, elle prémunit la démocratie contre le pouvoir et l’interférence de l’argent dans le jeu électoral et la défend contre l’éloge de la dictature, or elle a été gérée dans des conditions catastrophiques. Pourquoi a-t-on attendu les résultats d’un sondage d’opinion sur les favoris du scrutin du 15 septembre pour accélérer l’adoption de propositions à la base déposées depuis 2015 par l’Isie ?», s’interroge encore le Professeur Ben Achour, pour qui toutes ces failles risquent de faire tomber un processus démocratique naissant et encore si fragile. O.B.