La nouvelle prouesse médicale réalisée la semaine dernière à l’hôpital La Rabta conforte la position de la Tunisie en tant que leader dans le domaine de la transplantation d’organes. Investie d’une mission délicate et complexe, une équipe multidisciplinaire chevronnée de ce centre hospitalo-universitaire a réalisé avec succès une transplantation cardiaque sur un malade atteint d’insuffisance au stade terminal. Cet exploit médical lui donne aujourd’hui une nouvelle chance de reprendre une vie normale. Depuis le redémarrage de cette activité en 2011, l’hôpital La Rabta compte à son actif quatre transplantations cardiaques dont trois ont été effectuées avec succès, prouvant qu’en dépit du manque de moyens et des conditions difficiles dans les hôpitaux publics, la Tunisie demeure à la pointe du progrès dans ce domaine, en s’alignant sur les standards internationaux. Le directeur général du Centre national de promotion de la transplantation d’organes (Cnpto) Tahar Gargah, a bien voulu nous en dire plus sur l’état des lieux, les enjeux et l’avenir de la transplantation d’organes en Tunisie. Interview
Tout d’abord, nous vous félicitons pour cette nouvelle prouesse médicale. Comment le staff technique s’est-il préparé pour cette nouvelle opération de transplantation cardiaque connue pour être une des opérations les plus lourdes dans le domaine de la transplantation d’organes ?
Tout d’abord, il faut savoir qu’il existe deux types de donneurs : le donneur vivant qui peut donner un certain nombre d’organes qui ne sont pas des organes uniques et vitaux bien sûr. Par exemple, un donneur vivant ne peut pas donner un cœur. Pour le donneur en état de mort encéphalique, il peut donner un cœur, un poumon, un foie et d’autres tissus. Nous avons reçu un message de l’hôpital nous informant de la présence d’un malade en état de mort encéphalique à l’hôpital universitaire de Nabeul Mohamed Tahar-Maamouri. L’équipe du Cnpto, qui travaille 24h sur 24 et sept jours sur sept, s’est déplacée à l’hôpital pour vérifier si la réglementation a été respectée. Il faut être sûr que le donneur est en état de mort encéphalique.
La loi exige la réalisation soit d’un encéphalogramme ou bien d’un scanner pour prouver qu’il n’y a pas de circulation sanguine au niveau du cerveau. Il s’agit ensuite de négocier avec la famille afin d’obtenir l’accord pour un prélèvement multi-organe.
Mais la famille ne donne son accord parfois que pour un seul organe. Le rôle du Cnpto consiste alors à organiser ce type de prélèvement en invitant les différentes équipes spécialisées qui doivent prendre part à cette intervention. Il y a l’équipe de cardiologie, de chirurgie cardiovasculaire, l’équipe d’hépatologie, l’équipe de chirurgiens viscéraux et l’équipe des urologues. C’est un travail qui est bien orchestré et synchronisé et qui doit se dérouler dans une symbiose totale. L’intervention sur un donneur en mort encéphalique se déroule de la même façon que sur une personne vivante. Elle se fait dans le total respect de l’intégrité physique conformément au premier article de la loi 91 qui gère l’activité du don et de la transplantation d’organes. Il y a en Tunisie deux centres qui font de la transplantation cardiaque : un centre de l’Hôpital militaire de Tunis et celui de l’hôpital La Rabta avec la possibilité d’échanges et de coopération entre ces deux établissements. Les critères pour sélectionner les malades se basent sur un fondement essentiel : l’équité. Nous tenons compte du degré d’urgence, de l’âge, du degré d’avancement de l’insuffisance. Il faut savoir que l’activité de la transplantation cardiaque a démarré en Tunisie en 1993 puis s’est interrompue de 2011 à 2019.
Malgré les difficultés et les moyens rudimentaires au niveau des hôpitaux, la Tunisie est pionnière à l’échelle de l’Afrique et du Maghreb dans le domaine de la transplantation d’organes. Le Cnpto, en concertation avec différentes équipes médicales, a décidé de redémarrer l’activité de la transplantation cardiaque. Nous avons réussi la première transplantation cardiaque dans un hôpital public. De 1993 jusqu’à 2011, on réalisait ce type d’opérations à l’Hôpital militaire.
Pourquoi ne pratique-t-on pas ce type d’activité dans les hôpitaux privés ?
La loi exige que l’activité de la transplantation cardiaque se déroule dans les hôpitaux publics autorisés par le ministère de la Santé à pratiquer ce type d’activité. Il est indispensable que ces établissements réunissent toutes les conditions et les moyens pour réussir une telle opération. Car il s’agit d’une intervention de pointe. L’autorité de tutelle procède à un audit pour identifier les hôpitaux qui répondent aux normes et qui disposent des ressources humaines et matérielles nécessaires pour ce type d’intervention. La transplantation d’organes et de tissus n’est par contre pas pratiquée dans le privé pour éviter le trafic d’organes. C’est pour cette raison que la loi a restreint et limité ce type d’activité aux hôpitaux publics
Peut-on affirmer que l’hôpital La Rabta a fini par devancer l’Hôpital militaire de Tunis dans le domaine de la transplantation d’organes?
L’Hôpital militaire est un établissement hospitalier qui reste pionnier dans le domaine de la transplantation d’organes non seulement pour ce qui est du cœur mais également de la transplantation rénale. Il faut rappeler que c’est l’Hôpital militaire qui a réalisé la première transplantation du pancréas. L’Hôpital militaire et celui de La Rabta agissent en collaboration, dans un esprit de partenariat et d’équipe, pour promouvoir l’activité de la transplantation d’organes. A partir du mois de décembre prochain, les opérations de transplantation d’organes reprendront à l’Hôpital militaire.
Présentez-nous le donneur. Qui est-il?
C’est un donneur en état de mort encéphalique. L’arrêt du fonctionnement du cerveau a été certifié. Les causes à l’origine de la mort encéphalique: un accident de la voie publique, un traumatisme crânien…C’est une mort qui est irréversible et nous avons juste quelques heures pour maintenir les fonctions vitales du cœur pour qu’il soit apte à être greffé.
Nous ne pouvons communiquer aucune information sur le donneur, car nous sommes tenus par le secret professionnel. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il est originaire du Cap Bon. Nous avons approché la famille et entamé des négociations afin d’obtenir son accord pour pouvoir prélever l’organe dont nous avons besoin. Nous avons eu la chance d’avoir affaire à une famille qui est sensibilisée à l’importance du don d’organes et qui est consciente de son importance. Ils nous ont accordé l’autorisation de procéder au prélèvement du cœur, du foie et des deux reins.
Parlez-nous maintenant de la personne greffée. De quoi souffrait-elle? Et pour quelle raison sa pathologie a-t-elle nécessité une greffe du coeur?
Nous procédons à la transplantation d’organes lorsque nous sommes face à une situation d’insuffisance organique terminale, c’est-à-dire que l’organe a perdu plus de 90% de ses fonctions. La transplantation d’organe est la dernière alternative lorsqu’on a épuisé toutes les autres ressources thérapeutiques. Le malade — je ne peux pas vous dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme car nous sommes tenus également par le secret professionnel — souffrait d’une insuffisance cardiaque terminale. Le cœur, qui a perdu plus de 90% de ses fonctions, n’arrive plus à répondre aux différents besoins de l’organisme. Nous convoquons le malade pour procéder à une évaluation. Il est également préparé et pris en charge par une équipe d’anesthésistes. S’ensuit une véritable course contre la montre à partir du prélèvement du greffon. Il ne nous reste plus que quatre heures pour le transplanter. La police de la circulation routière nous a aidés en veillant à ce que le transport du greffon de l’hôpital Mohamed Tahar-Maamouri de Nabeul à l’hôpital La Rabta soit effectué avec le plus de célérité possible et en toute sécurité.
Dans quelles conditions le greffon a-t-il été conservé ? Pourquoi parle-t-on de seulement quatre heures justement ?
Après le prélèvement, le greffon est conservé dans un liquide physiologique. Les conditions de conservation répondent aux normes internationales. Si on parle d’un ultimatum de quatre heures pour le cœur, c’est parce qu’il supporte mal d’être privé de sang, d’oxygène et de nutriments pendant très longtemps. A titre d’exemple, le foie peut être, par contre, conservé pendant douze heures et on peut aller jusqu’à 24 heures pour le rein.
Comment le transfert du greffon a-t-il été sécurisé?
Nous avons été escortés par la police de la sécurité routière qui a sécurisé le trajet qui sépare les deux établissements hospitaliers publics
Combien a duré l’opération ?
L’intervention a duré cinq heures.
Qui a pris part à cette transplantation cardiaque ?
Il faut savoir que ce type d’intervention requiert une équipe multidisciplinaire. Il y a une collaboration entre différentes spécialités. L’opération de transplantation cardiaque qui a eu lieu a nécessité l’intervention d’une équipe composée d’une vingtaine de spécialistes. Cette intervention comprend deux étapes : il y a une équipe chargée du prélèvement de l’organe. La seconde étape est la transplantation cardiaque. Elle est précédée d’une batterie d’examens: l’échographie cardiaque, les bilans biologiques et immunologiques pour assurer une tolérance immunitaire. Il y a également des examens radiologiques à faire. Puis il y a l’étape de la préparation par les anesthésistes réanimateurs. Les chirurgiens cardiovasculaires procèdent ensuite à l’intervention chirurgicale.
Quels sont les risques qui peuvent survenir au cours d’une intervention chirurgicale de ce type ?
Il n’y a pas beaucoup de risques parce que nous avons affaire à une équipe qui est très bien préparée pour parer à d’éventuelles complications
Y a-t-il un risque de rejet du greffon ?
Oui le risque existe lorsqu’il y a un problème de compatibilité entre le donneur et le receveur. Par ailleurs, l’administration d’immunosuppresseurs affaiblit le système immunitaire du malade, ce qui augmente le risque d’infection. Mais il s’agit de risques mineurs.
Quelles sont les chances de réussite d’une telle opération?
Le 100% n’existe pas dans la littérature de la transplantation cardiaque, même dans les pays développés. Les chances de réussite oscillent entre 50 et 70%. Nous avons réalisé quatre transplantations cardiaques à l’hôpital La Rabta. Sur ces quatre opérations, une seule intervention s’est soldée par un échec. Réussir trois opérations sur quatre est rassurant pour nous.
La personne greffée a-t-elle une hygiène à suivre? Un traitement à prendre à vie ?
Il y a un traitement à prendre. Il y a la rééducation, la réadaptation, des biopsies à faire… Le suivi doit être draconien. Il s’agit finalement d’un long parcours.
Peut-on affirmer que la Tunisie est à la pointe du progrès dans le domaine de la transplantation cardiaque ?
Oui, grâce à nos compétences qui ont travaillé à l’étranger au sein d’équipes chevronnées et reconnues mondialement dans ce domaine. Nous avons toutefois un problème de moyens matériels et nous travaillons dans des conditions difficiles. Malgré ces difficultés, nous travaillons dans les normes et nous ne sommes pas loin des standards européens dans ce domaine.
Combien de patients sont aujourd’hui sur la liste d’attente d’une greffe d’organe?
S’agissant des patients qui ont besoin d’un cœur, nous n’avons pas de chiffre exact car il y a des patients très fragiles qui attendent un greffon et qui finissent par décéder rapidement. La seule liste que nous avons au sein du Cnpto est celle des malades dans l’attente d’une transplantation rénale. On compte 1.600 malades dans l’attente d’une greffe de rein. Par ailleurs, onze mille malades font la dialyse. C’est un chiffre faramineux.
Au-delà des prouesses médicales que vous réalisez, quels sont les obstacles qui freinent l’activité de la transplantation d’organes en Tunisie ?
Le véritable problème aujourd’hui, c’est la pénurie d’organes.
Il faut que la société civile, le ministère de la Santé, les médias et les professionnels de la santé unissent leurs efforts pour sensibiliser les citoyens à l’utilité et l’importance du don d’organes. La transplantation d’organes doit être une locomotive pour améliorer le système de santé en Tunisie.
Mais cette activité ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Ce n’est pas parce qu’on fait de la médecine de pointe qu’on doit oublier les difficultés et les obstacles dont souffre le secteur de la santé en Tunisie. Les compétences médicales qui partent à la retraite ne sont pas remplacées. Il y a un problème de dettes, de pénurie de médicaments… C’est un cumul de problèmes qui durent depuis plusieurs années. Le ministère doit tenter de les résoudre pour promouvoir les chances de réussite des transplantations d’organes en Tunisie.