Entretien avec Salah Amamou, président de la FNA : «Barrer la route à la contrefaçon !»

Dans le secteur de l’artisanat, la guerre est encore ouverte pour mettre un terme à la contrefaçon, souvent associée à la contrebande. Mais à cause de la montée remarquable de ces fléaux pendant ces dernières années, notre artisanat risque, aujourd’hui, de perdre de plus en plus d’emplois et de valeur et chute comme une pierre. C’est avec ces mots que le président de la Fédération nationale de l’artisanat, Salah Amamou, décrit, dans cet entretien, l’ampleur dangereuse et inquiétant que prennent la contrebande et la contrefaçon dans le secteur de l’artisanat.

Entre contrebande et contrefaçon, le secteur de l’artisanat se noie. Jusqu’où pouvez-vous nous confirmer cette affirmation ?
Les raisons ne manquent pas pour dresser un bilan lourd et inquiétant de la situation du secteur. Entre invasion des produits asiatiques, menace de disparition de métiers, qualité de touristes qui a changé… l’artisanat risque, aujourd’hui, de perdre ses spécificités originelles. Dans ce tableau noir, la contrebande et la contrefaçon se trouvent les premières sur le banc des accusés… En réalité, ces deux fléaux ont commencé à se répandre et à planter leurs graines dans le secteur de l’artisanat depuis 2007, après, notamment, la fermeture de la Société de commercialisation des produits de l’artisanat (Socopa), qui avait comme missions principales d’assurer l’approvisionnement en matières premières et de commercialiser les produits artisanaux. Cette entité, censée devenir une véritable locomotive du secteur, a vite fait de péricliter et disparaître pour des raisons et motifs qui restent à déterminer, ce qui a influé sur l’évolution du secteur qui a perdu des repères et l’outil de régulation qui était aux mains de l’administration.
Je peux vous confirmer qu’après la fermeture de la Socopa, le produit parallèle a envahi nos marchés et on a toujours eu de la peine à trouver les moyens pour éradiquer ces phénomènes. Et depuis, l’artisanat a commencé à faire face à ces deux fléaux qui ne cessent de s’amplifier et dont le poids devient de plus en plus pesant pour ce secteur et pour l’économie nationale d’une manière générale.

La Chine est la première source de contrefaçon dans les produits artisanaux…
Absolument ! Mais, ce qui est plus dur encore, ce sont les moyens qu’on emploie pour obtenir ces produits. Les Chinois n’ont pas frappé à nos portes pour laisser se développer la contrefaçon en volume et en valeur. Des ‘’commerçants tunisiens’’ se sont dirigés vers la Chine, qui est la plaque tournante de la contrefaçon dans le monde. Et c’est aux artisans nationaux de payer, aujourd’hui, la facture qui devient de plus en plus lourde. Donc, pour répondre à votre question, je vous confirme que les produits d’imitation de l’artisanat national et des marques internationales inondent actuellement le marché tunisien. Ils représentent plus de 60% du marché artisanal. Pour sauver ce secteur, il faut barrer la route à la contrefaçon et à la contrebande.

La contrefaçon est devenue, donc, toute une industrie et le marché de l’artisanat souffre de la recrudescence des produits étrangers imités. Quelles répercussions sur le secteur et sur l’économie ?
La contrebande et la contrefaçon entraînent des conséquences lourdes pour le secteur artisanal et des dommages évaluables à des dizaines de milliards annuellement pour l’économie nationale. Ces activités observent, aujourd’hui, un fléchissement remarquable dû à la présence massive des produits de contrefaçon sur le marché local. De l’autre coté, les artisans sont victimes des copies et malmenés par l’indisponibilité de la matière première et la contrefaçon puisque ces copies de produits plus ou moins bien imités sont commercialisées ouvertement dans les marchés et dans les grands centres. A cet égard, si nous ne faisons pas le nécessaire, le secteur de l’artisanat connaîtra des jours plus sombres. Faut-il rappeler que plus de 50.000 artisans sont menacés, aujourd’hui, de chômage ? Faut-il rappeler que des métiers, à l’instar de la confection du tapis, de la production du cuivre, de la céramique… et autres sont menacés de disparaître ? Faut-il rappeler que des magasins spécialisés dans la vente des produits artisanaux se trouvent obligés de vendre des produits contrefaits ? Malheureusement, ce combat est difficile mais toujours nécessaire, car il n’y a ni contrôle ni sanction face aux multiples copies. Ainsi, être artisan n’est pas un métier facile car ce phénomène décourage les artisans et freine le développement de leurs activités.

La contrefaçon représente aussi un danger pour la santé des consommateurs. Est-ce qu’il existe des chiffres qui confirment cette réalité ?
Certes, la contrefaçon a un impact économique important, mais elle représente aussi un danger pour la sécurité et la santé des consommateurs. De nombreux produits de consommation courante sont contrefaits au mépris des normes européennes et américaines : bijoux, médicaments, jouets, produits cosmétiques, aliments…Pour le secteur de l’artisanat, notre fédération a prélevé des échantillons pour les faire analyser dans le laboratoire central d’analyse et d’essai. Les résultats étaient choquants à tous les niveaux ; les produits d’artisanat de contrebande contiennent un taux de plomb qui varie entre 0.25% et 89% alors que la proportion tolérée ne dépasse pas 0,02% aux Etats-Unis et 0,04% dans les pays européens. Les bijoux sont sur le podium avec un taux élevé du plomb pouvant atteindre 89%, ce qui pourrait provoquer le cancer de la peau. Idem pour la chicha traditionnelle qui devrait être fabriquée essentiellement de cuivre. Celle imitée contient plus de 60% de fer, du plomb et du cadmium, ce qui représente un vrai danger pour la santé. En troisième position arrivent les chaussures, les vêtements et les jouets. Contrefaits et non conformes aux normes européennes, ces jouets représentent un risque avéré pour la santé de nos enfants. Ce qui nous fait peur et nous inquiète, c’est la non existence de ces normes d’hygiène et de santé. C’est pour cette raison qu’on a recours aux normes internationales en la matière. Ainsi, pour minimiser ce phénomène, les ministères de la Santé et du Commerce doivent bouger pour la mise en place de ces normes afin d’adopter des mesures draconiennes avant de dédouaner les marchandises à travers les ports tunisiens.

Dans ce même cadre, qu’est-ce que vous proposez pour mettre terme ou minimiser ces fléaux ?
Tout d’abord, la douane doit multiplier ses efforts et les campagnes de lutte contre la contrebande et la contrefaçon devraient être renforcées notamment, aux niveaux des frontières et des ports. Donc, le renforcement des procédures de contrôle afin de lutter contre ces phénomènes est indispensable pour inciter les artisans à améliorer leur produit afin de pouvoir soutenir la concurrence sur les marchés étrangers.
On propose, également, la mise en place d’une stratégie de marketing électronique, qui doit regrouper l’Etat et les professionnels du secteur privé. Ce partenariat public-privé (PPP), qui sera marqué par la présence de l’Etat, va renforcer la confiance du touriste étranger qui compte acheter un produit via le web. Ajoutons à cela qu’avec l’existence d’un système de traçabilité, on peut réussir dans la lutte contre ces deux phénomènes.
D’une manière générale, pour développer ce secteur, notre fédération plaide pour la création de showrooms dans les plus grandes capitales de l’Europe de l’Ouest pour passer à l’exportation directe afin de se libérer progressivement du marché touristique. Il est, également, question de publier un décret qui va faire en sorte que l’investissement dans le secteur de l’artisanat est un élément clé du développement régional. A travers cette action, on va encourager les investisseurs étrangers à investir davantage dans ce secteur puisqu’ils vont bénéficier de tous les avantages de l’investissement dans les régions, notamment l’exonération des impôts. Pour miser davantage sur ce secteur, on propose la création d’un ministère “indépendant” de l’Artisanat, des Petits métiers et de l’Economie solidaire. Il est également question d’appliquer les décisions annoncées depuis le 15 février 2016 qui se résument en trois : la mise en place d’une structure pour l’approvisionnement en matières premières et pour la commercialisation des produits du secteur dans le cadre d’un partenariat public-privé, la création d’un système de formation professionnelle propre au secteur de l’artisanat sous la tutelle de l’Office national de l’artisanat, la transformation du Centre technique du tapis et du tissage en une agence disposant des compétences nécessaires pour fournir la matière première et commercialiser le produit pour le secteur du tissage et du tapis.

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