Comprendre la campagne électorale du candidat Kais Saied lors du premier et du second tour des élections présidentielles de 2019 en Tunisie s’impose à nous aujourd’hui en tant que chercheurs en communication politique. Comment un candidat, indépendant, absent du paysage audiovisuel ces dernières années et ne disposant ni d’une machine électorale partisane ni de moyens financiers importants peut-il remporter des élections présidentielles avec autant de facilité ?
Afin d’apporter des éléments de réponses à ces interrogations, je propose de prendre en considération trois aspects fondamentaux propres au contexte tunisien :
- L’expérience de la révolution qu’a connue la Tunisie en 2011.
- Le contexte démocratique dans lequel nous évoluons (élections législatives et présidentielles)
- Le rôle joué par les médias socionumériques en Tunisie de la révolution jusqu’aux élections (essentiellement Facebook).
De prime abord et d’un point de vue communicationnel, il faut savoir que la plus grande partie de la campagne de Kais Saied a été réalisée sur les médias socionumériques et essentiellement sur la plateforme Facebook. À ce propos, il faut rappeler que généralement les « outsiders », les « challengers » et les petites formations politiques sont les entités politiques qui recourent le plus aux médias socionumériques, qui les mobilisent de manière appropriée et de façon innovante afin de compenser leur faible représentation médiatique. Ne disposant pas d’organisation militante importante déployée sur le terrain comme les grands partis politiques, ils auraient recours davantage au militantisme en ligne et à la mobilisation numérique. Le numérique et particulièrement Facebook en Tunisie, constitue dans ce contexte le support de communication le plus opportun et le plus approprié pour s’adresser directement aux citoyens et interagir avec eux, contournant ainsi les médias traditionnels. En revanche, pour les partis majeurs et les candidats traditionnels qui disposent d’une base militante importante et d’une présence imposante dans les régions en plus des moyens humains et financiers considérables, le média favori reste sans surprise la télévision (le média le plus consommé par les citoyens). Leur usage des médias socionumériques s’inscrit souvent dans une approche de communication « top down », verticale, centralisée et très contrôlée.
Néanmoins, comme nous le confirme la recherche dans les démocraties occidentales, l’usage innovant des médias socionumériques n’est pas synonyme de gains électoraux. En effet et malgré une mobilisation des médias socionumériques de manière innovante, les petites formations politiques et les candidats « outsiders » ne gagnent pas toujours les éléctions et c’est là où, selon moi, dans le contexte tunisien, le cas Kais Said vient renverser la donne et nous apporte quelque chose de nouveau.
L’organisation numérique de sa campagne serait un élément qui aurait contribué considérablement à sa réussite électorale. Les statistiques de vote ont montré selon Sigma Conseil que son électorat est composé en majorité de jeunes, éduqués, niveau universitaire… Si on avait poussé davantage l’analyse, on se serait retrouvés sans doute devant un électorat fortement connecté.
Deux questions essentielles devraient être posées à ce niveau : quel est le secret qui a permis la réussite de cette campagne ? Y a-t-il eu une stratégie numérique élaborée en amont et mise en œuvre en aval ? À mon sens, non !
La configuration de la campagne de Kais Saied renvoie à une forme bien connue de la littérature scientifique sur les campagnes numériques. Il s’agit du « Citizens Initiated Campaign » (Campagne initiée par les citoyens) développée par la chercheuse Rachel Gibson au Royaume-Uni en 2015. Le CIC est basé sur le développement de communauté en ligne, sur le « User generated Content » (contenu Facebook généré par les usagers) et la mobilisation en ligne. L’organisation de ce type de campagne s’articule autour d’une initiative citoyenne venant de la base dans laquelle les sympathisants/volontaires jouent un rôle central. Le CIC s’applique parfaitement au cas de Kais Saied, puisque sa campagne électorale aurait été organisée uniquement par des militants (pro-révolution), des volontaires et des bénévoles qui partagent avec lui les mêmes idéaux. Contrairement aux militants des partis politiques qui sont contraints de respecter les orientations politiques et le message de campagne de leur parti, les militants de Kais Saied seraient totalement autonomes, libres et n’auraient finalement aucune restriction. Ces derniers vont des conservateurs aux modernistes et de l’extrême droite à l’extrême gauche. Certains sont mêmes militants de partis politiques. Le point commun qui a permis de regrouper ces familles idéologiques différentes serait « la révolution et la réalisation de ses objectifs ». Kais Saied avec son authenticité, sa sincérité, son intégrité et sa droiture représente pour cette grande catégorie de jeunes, le candidat révolutionnaire « parfait ».
L’organisation de la campagne numérique a reposé en grande partie sur les pratiques de la révolution de 2011 et notamment par le recours à des groupes Facebook fermés et ouverts pour la coordination et des pages Facebook pour diffuser les informations, pour mobiliser et pour faire la promotion du candidat. Cette organisation a été mise sur pied sans même que le candidat en question ne soit au courant. Les militants créent et gèrent des pages Facebook parfois au nom du candidat pour convaincre le plus de personnes possibles. Ces « super militants », ou ces « supporters » de Kais Saied, qualifiés dans la littérature académique d’« agents propagandistes » auraient agi de leur propre gré voyant dans le candidat la réincarnation de la révolution que certains ont considéré comme une page tournée, faisant partie du passé.
De plus, l’architecture technique de la plateforme Facebook, favorisant la constitution d’une dynamique virale, aurait permis au mouvement de prendre de l’ampleur en atteignant les internautes qui partagent les mêmes idées « révolutionnaires » ce qui aurait conforté leurs opinions déjà existantes. Cette dynamique organisationnelle horizontale et totalement décentralisée aurait permis d’atteindre l’objectif recherché qui est de toucher les internautes non politisés.
Cette initiative citoyenne qui repose sur la production de l’information et du contenu sur Facebook par les citoyens renvoie en réalité à la logique de l’action connective « connective action » avancée par Bennett et Segerberg (2012). Cette logique développée dans le cadre des mouvements sociaux repose sur un usage personnalisé de Facebook par les militants, sur une capacité à l’autorganisation et une absence de leadership. Plus précisément, cette dynamique adoptée par les militants du candidat Kais Saied a été inspirée de celle qui s’est développée dans le cadre de la révolution tunisienne de 2011, où les citoyens ont affiché des caractéristiques individuelles dans la production des messages en ligne et se sont connectés les uns avec les autres pour atteindre un objectif commun : la chute du régime. Aujourd’hui, en 2019, cette même dynamique a été mobilisée par les citoyens pour un autre objectif commun : l’élection de Kais Saied, « candidat de la révolution ».
Ce mécanisme, très inspiré de la dynamique organisationnelle des mouvements sociaux est généralement adopté par les « outsiders ». À titre d’exemple, des études aux États-Unis ont souligné le lien étroit entre le mouvement « Occupy Wall Street » en 2011 et la campagne de Bernie Sanders en 2016 où il y a eu un transfert entre les répertoires d’actions des mouvements sociaux en ligne et la sphère politique partisane. De même pour le cas de Podemos en Espagne qui est passé d’un mouvement social à un parti politique intégrant ainsi la sphère institutionnelle.
En Tunisie, cette dynamique qui s’est développée à travers une initiative citoyenne de manière spontanée au profit du candidat Kais Saied dans un cadre électoral a reposé sur une forme de mobilisation hybride « en ligne » et « hors ligne ». Le déploiement de pages Facebook et de groupes de soutien à l’instar de l’organisation spontanée qui s’est constituée lors de la révolution de 2011, aurait permis une propagation de l’information plus rapide, plus performante et plus ciblée puisque les fonctionnalités et les algorithmes de la plateforme Facebook ont évolué depuis. Cependant et malgré les avantages que procure cette dynamique pour le candidat, elle génère tout de même des limites. Étant donné que les militants sont libres et autonomes dans leur utilisation de la plateforme Facebook, nous pouvons imaginer les conséquences négatives : agressivité, dénigrement, attaques envers les adversaires politiques…
Finalement, ce qu’il faudrait retenir de cette campagne qui repose uniquement sur des citoyens volontaires et qui est inspirée des pratiques numériques de la révolution de 2011, c’est qu’elle constitue sans doute une première dans l’organisation des campagnes électorales. Cette configuration pourrait à mon sens révolutionner la façon d’organiser les futures campagnes aussi bien au niveau national qu’international car elle s’inscrit pleinement dans un contexte révolutionnaire, où les citoyens ont voulu prendre les choses en mains en faisant campagne pour un candidat, pour le placer ensuite à la tête de l’État. Ce processus constitue une preuve supplémentaire de la particularité du cas tunisien qui ne cesse de surprendre la communauté scientifique !