Le dernier documentaire de Sami Tlili, sélectionné en compétition officielle aux prochaines JCC, a été présenté en projection spéciale mardi matin à la Cité de la culture. Une écriture d’un pan de l’Histoire de la Tunisie contemporaine suivant trois axes : le politique, le syndical et le foot.
C’est l’année 1978, les yeux des Tunisiens sont rivés sur leur poste de télévision pour suivre l’équipe nationale qui va défendre les couleurs du pays à la Coupe du monde. Une équipe jeune, motivée, patriote, portée par tout un peuple dans son «épopée vers l’Argentine». Les Tunisiens gagnent leur premier match rendant le rêve possible, première équipe arabe et africaine marquant des buts à la Coupe du monde. Le mythe est bien là, bien qu’ils ne soient que les premiers matchs de qualification. L’aventure au mondial ne fait pas long feu, mais l’équipe de 78 est incontestablement une fierté nationale, exploit que la chronique cite jusqu’à aujourd’hui malgré «la transversale de Temime…» d’où le titre du film.
«Pour la mémoire collective des Tunisiens, 1978 est le souvenir indélébile de cette fameuse équipe nationale de foot et de son “épopée vers l’Argentine”. Un mythe intergénérationnel qui a jalonné mon enfance, accompagné d’une question intrigante longtemps restée sans réponse : pourquoi ma mère refusait-elle de regarder le foot ? Et si, en fin de compte, 1978 n’était pas qu’une histoire de foot ?», se dit Sami Tlili.
Effectivement, l’année 1978 n’est pas qu’une histoire de foot, la crise politique bat son plein. Jamais, dans l’histoire de la Tunisie, postindépendance, la tension n’a été aussi intense entre la centrale syndicale, et le pouvoir de Bourguiba et la grève générale en était la conséquence.
Achour d’un côté, Bourguiba de l’autre, avec les différentes tendances qui faisaient sa politique, et les Tunisiens au beau milieu de conflit, la rue bouillonnait, les grèves s’enchaînaient et le foot était le seul fédérateur et catalyseur d’une unité apparente.
Dans ce film de plus de 90 minutes, Sami Tlili tisse une histoire personnelle, ses souvenirs, ses évocations, ses recherches l’ont mené à dégager ce fil conducteur qui raconte la Tunisie de ces années- là. Des hommes politiques, des positions, de la répression et des victimes, les conspirations, les alliances et des ruptures. Il nous donne à voir et à réfléchir le jeu politique, les enjeux, les revendications, et les rapports houleux entre syndicat et pouvoir.
Sur la transversale se nourrit de témoignages de plusieurs protagonistes : Naima Meftah, la maman de Sami Tlili, en est le déclencheur ou le prétexte… le souvenir de cette épopée footballistique se conjugue en elle en amertume, en douleurs et blessures.
C’est à travers elle que le spectateur ressent la détresse du peuple, le poids de la répression. Les autres intervenants en sont témoins : Souhir Belhassen, journaliste et militante, Hichem Abdessamad, historien, Fethi Belhaj Yahya et Gilbert Naccache militants et prisonniers politiques, Taieb Baccouche, syndicaliste et membre du comité central de l’Ugtt, Mohamed Ennaceur, Beji Caïd Essebsi, Taher Belkhodja, Foued Mebazaa hommes politiques du gouvernement de Bourguiba, Mohamed Kilani, journaliste sportif, Khaled Guesmi, joueur de l’équipe nationale en cette coupe du monde et Mohamed Ali Okbi, cinéaste.
Dans son écriture, Sami Tlili pose son regard entre les mailles du filet. Il essaye d’en démêler les nœuds, les images d’archives, cet énorme travail de recherche renforce le propos, les réunions générales de l’Ugtt, Achour pris de malaise et qui chavire de son siège, Nouira, qui nie toute responsabilité dans l’ordre «d’ouvrir le feu sur les manifestants» face aux questions gênantes du journaliste français… le rôle de Wassila Bourguiba qui tire les ficelles du jeu politique…
D’une séquence à une autre, le cinéaste fait son enquête, il est à la recherche de ce lien secret de faire du foot l’opium du peuple. La Coupe du monde et notre jeune équipe, un réel moratoire, et comme le dit un des intervenants : cela n’a fait que retarder l’explosion…
La subjectivité assumée du cinéaste dans sa voix et son discours très personnel rendent l’identification encore plus simple et fluide. Son côté anecdotique, ses réflexions, son point de vue ne nous installent point dans l’Histoire ou dans le genre documentaire historique mais c’est sa manière de s’approprier une part de l’Histoire du pays et questionner la mémoire. Le film qui s’ouvre sur la participation tunisienne à la dernière Coupe du monde en Russie nous laisse une ouverture pour faire le parallèle avec l’actualité politique post-révolution. La centrale syndicale, ses forces, son poids et son histoire toujours gênante.
D’innombrables qualités se dégagent du film sur le plan filmique, scénaristique et bien entendu historique. Il continue, d’abord, à explorer et interroger un sujet-personnage qui revient encore une fois dans son œuvre, à savoir l’Ugtt, (déjà au centre de son premier documentaire «Maudit soit le phosphate») ; il met le doigt sur la question des archives, il questionne l’Histoire sous le prisme du cinéma, il fait la lecture de l’officiel et s’adonne à sa réécriture, il met en avant le ressenti, le personnel, le souvenir et le sensible et met en perspective une période donnée pour en faire un plaidoyer pour la restitution des droits et le respect de la mémoire collective.