Accueil A la une Jeudi noir de Janvier 1978 : Deux victimes témoignent

Jeudi noir de Janvier 1978 : Deux victimes témoignent

La grève générale du 26 janvier 1978, décrétée par la Centrale syndicale, déclenche les représailles du pouvoir. Arrestations, interrogatoires musclés et licenciements sont quelques-unes des exactions exercées par les autorités et racontées par deux victimes lors d’une audience de la chambre spécialisée de Tunis.

Le 26 janvier 1978 signe le début d’une période de conflits entre la Centrale syndical et le pouvoir. Cette date correspond plus précisément au fameux Jeudi noir. Lorsque la grève générale décrétée par l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) tourne à l’émeute. L’armée est appelée à la rescousse. Elle est placée sous la direction de Zine El-Abidine Ben Ali, nommé à la hâte à la tête de la sûreté générale par le Premier ministre de l’époque. Le bilan est lourd : 52 morts et plus de 365 blessés, selon les chiffres officiels. En vérité, beaucoup plus, jusqu’à 200 morts et un millier de blessés, selon les chiffres de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (Ltdh). L’état d’urgence et le couvre-feu sont maintenus durant plus d’un mois.

Cette affaire déposée auprès de l’Instance vérité et dignité (IVD) par 13 victimes et héritiers de victimes a été examinée lors d’une quatrième audience jeudi 17 octobre par la chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Tunis.

Une salle d’audience quasi vide

Deux victimes uniquement étaient présentes à l’audience alors que tous les accusés, une quinzaine, ainsi que les témoins étaient absents.

« Une salle de Tribunal quasi vide, une société civile absente, aucun militant de l’Ugtt…Tout cela n’augure rien de bon pour la suite des procès des chambres spécialisées. Je crains que la motivation des juges ne se réduise elle aussi, au fil des jours, comme une peau de chagrin », se lamente Néjib Mrad, ancienne victime islamiste et engagé dans la société civile en tant qu’observateur des procès des chambres spécialisées.

L’avocat Azaiez Sammoud, observateur des procès de la justice transitionnelle pour le compte de l’ONG Avocats sans frontières (ASF), conteste de son côté que les audiences des chambres spécialisées d’une même affaire soient organisées à quatre mois d’intervalle en moyenne : « Nous sommes loin du délai raisonnable d’autant plus que les dossiers sont déjà instruits par la Commission vérité. Dans ces affaires qui remontent à il y a plus de quarante ans, le risque consiste à enregistrer le décès des présumés responsables, des victimes et des témoins d’une audience à l’autre ».

Le président de la séance, le magistrat spécialisé dans la justice transitionnelle, Ridha Yakoub, qui gagne d’affaire en affaire en humanisme, en empathie envers les victimes et en attention envers les rescapés des violations graves des droits humains a écouté les deux victimes présentes.

Abdelkader Gagui, la cinquantaine, est le fils de Said Gagui, ancien chauffeur au ministère du Tourisme, décédé le 9 janvier 1979, quatre mois après sa sortie de prison. Il est venu témoigner du calvaire qu’a subi son père au moment de son arrestation le 26 janvier 1978 et du drame d’une famille nombreuse dont le seul soutien disparaît tragiquement à la suite du Jeudi noir.

Achour, le bouc émissaire du pouvoir

Les enfants d’A. Gagui avaient perdu la trace de leur père dès le 25 janvier. Le syndicaliste réapparaît en avril 78. C’est alors que sa famille apprend qu’il était incarcéré à la prison du 9 Avril avec les leaders de l’Ugtt. Lorsqu’il est libéré en septembre 1978, son fils, ses huit fillettes et son épouse peinent à le reconnaître : amaigri, affaibli, le teint blafard, il passe tout son temps à l’hôpital pour soigner plusieurs maux attrapés suite à son passage chez les agents de la Sécurité de l’Etat, au ministère de l’Intérieur. Il y a enduré les exactions les plus féroces, que le fils veut taire par pudeur et par fidélité à son père, qui a maintenu un silence total sur les violations qu’il a subies.

« Ils nous l’ont renvoyé mourant et pourtant nous n’avons pas arrêté d’être surveillés par la police jusqu’à sa disparition. Par la suite, nous avons vécu orphelins et pauvres pendant toute notre enfance et jeunesse mes huit sœurs et moi», témoigne Abelkader Gagui.

Mohamed EnnaceurDalhoum est considéré lui comme une victime directe du Jeudi noir. Agé de 23 ans au moment des événements, il a raconté à l’audience les péripéties du 26 janvier 1978 : « Le Parti socialiste destourien décide d’envoyer des milices les 22, 23 et 24 janvier, afin d’attaquer les locaux de l’Ugtt dans différentes villes. Ce sont ces milices qui saccagent le pays et non pas les syndicalistes. Habib Achour, le premier dirigeant de la centrale syndicale nous avait avertis de ne porter atteinte à aucun bien de l’Etat et de la rue ».

Mais des débordements sont enregistrés et le pouvoir avait besoin de désigner un responsable des violences qui ont secoué notamment la ville de Tunis. Habib Achour devient le bouc émissaire de tous les torts annoncés.

« On me torturait en me forçant à accuser Habib Achour comme le donneur d’ordre des émeutes. Ils ont inscrit ces accusations-là dans le PV que je devais signer à la fin de l’interrogatoire musclé que j’ai subi. Sous les coups, qui devenaient de plus en plus acharnés, les humiliations et les privations de sommeil, de nourriture et d’eau…j’ai fini par céder », se souvient la victime.

Le soulèvement syndical du 26 Janvier signe l’ouverture d’un affrontement de plus en plus violent entre les autorités et la Centrale syndicale. L’Ugtt va voir son rôle de citadelle dans laquelle évoluent les diverses oppositions se renforcer jusqu’à la séquence finale de la Révolution de janvier 2011.

Charger plus d'articles
Charger plus par Olfa BELHASSINE
Charger plus dans A la une

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *