Accueil A la une Abdelkader Boudriga, président du Cercle des financiers tunisiens : «Etre le bon élève du FMI nous a conduits à la révolution»

Abdelkader Boudriga, président du Cercle des financiers tunisiens : «Etre le bon élève du FMI nous a conduits à la révolution»

Dans une interview accordée à l’agence TAP sur la situation des finances publiques, l’universitaire Abdelkader Boudriga, président du Cercle des financiers tunisiens, a surtout critiqué la rigueur appliquée pour réduire le déficit public au détriment de l’investissement public, l’impuissance de l’Etat face au déficit commercial et la nette augmentation du budget de l’Etat pour 2020, dédiée en grande partie à la masse salariale.

Comment évaluez-vous la situation des finances publiques, à la fin du mandat du gouvernement actuel ?

Le premier indicateur qui m’interpelle, c’est celui du déficit public qui s’établira, fin 2019, à 3,5%, en dépassement des objectifs convenus avec le FMI. Je ne comprends pas les raisons derrière une telle rigueur, improductive, dans un contexte aussi difficile, où l’Etat devrait jouer un rôle important en matière d’investissement public.

Etre le bon élève du FMI, nous l’avons bien expérimenté avant 2010, lorsque nous étions à des niveaux de déficit public de 1% et d’endettement de moins de 40%. Cela a conduit à la révolution, résultant de l’essoufflement du modèle économique, étant donné que l’Etat n’a pas suffisamment investi, notamment en termes d’infrastructures.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que nous sommes prisonniers de la même logique. Appliquer autant de rigueur revient à réduire les marges de l’investissement public et/ou à augmenter la pression fiscale. Dans les deux cas, le résultat ne peut être que dangereux pour l’économie.

Mécaniquement, il est possible de réduire le déficit public, en jouant sur les délais de paiement de l’Etat et les affectations budgétaires. Si cela s’avère être bien le cas, cela ne peut être que très dangereux pour l’économie. Perdre des entreprises en essayant de maîtriser le déficit public pèserait lourd sur l’activité économique et par ricochet sur les recettes budgétaires fiscales de l’Etat.

En effet, une rallonge des délais de paiement de l’Etat impacte les besoins en fonds de roulement des entreprises qui travaillent avec la commande publique. Couplée à la politique du resserrement de crédits, appliquée à juste titre par la Banque centrale pour limiter l’inflation, cette rallonge pourrait menacer sérieusement ces entreprises. D’ailleurs, on commence à constater des répercussions sur les opérateurs économiques, notamment sur les entreprises des travaux publics et des fournisseurs d’équipements. En témoignent les chiffres du secteur de leasing, faisant état de taux de créances accrochées, en nette augmentation.

L’autre indicateur inquiétant de la comptabilité nationale, c’est le déficit de la balance commerciale qui s’aggrave d’année en année, depuis 2011 et face auquel l’Etat semble impuissant.

Nous sommes à un taux d’aggravation du déficit commercial de 15 à 20% par année, ce qui a de graves répercussions sur le taux de change, les finances publiques et la capacité de l’économie à respecter ses engagements.

On a fini l’année 2018 avec un déficit commercial de 19,04 milliards de dinars et ce déficit risque de s’aggraver en 2019. Il y a certes un arsenal juridique qui a été mis en place et des tentatives de réglementation par la Banque centrale et les ministères des Finances et du Commerce pour réduire le déficit commercial, mais tout ce travail n’a pas abouti à améliorer la situation, faute de cohérence des mesures entreprises et de vision globale de la politique économique.

Quel commentaire vous inspire le niveau actuel d’endettement ?

Le projet de budget de l’Etat pour l’exercice 2020 nécessite la mobilisation de crédits de 11.248 millions de dinars (MD), dont 2400 MD d’endettement intérieur et le reste d’endettement extérieur.

Le volume de la dette publique baissera à 74% du PIB fin 2020, contre respectivement 75% et 77%, en 2019 et 2018. Mais le plus inquiétant, c’est que 30% seulement des crédits à contracter iront à la couverture du déficit public et près de 70% au remboursement de la dette. Aussi, une grande partie des 30% destinés à la couverture du déficit public serviront en réalité à couvrir l’augmentation de la masse salariale. C’est pour cette raison que je suis favorable à un déficit public plus généreux, qui serait orienté vers l’investissement.

Mais je continue à penser que le niveau actuel de la dette reste relativement soutenable, il n’y a pas de risque systémique pour la Tunisie en 2020 en relation avec la dette, sauf en cas de choc inattendu, qui bloquerait totalement l’activité économique.

Qu’en est-il de la situation du dinar ? L’actuelle reprise se poursuivra-t-elle ?

La valeur du dinar dépend théoriquement de deux éléments principaux : l’offre et la demande et les fondamentaux économiques.

Pour ce qui est des fondamentaux économiques, la monnaie s’apprécie quand il y a une amélioration de la productivité, un différentiel du taux d’inflation favorable par rapport aux pays des monnaies de référence, une amélioration du déficit commercial, ou une nette augmentation des IDE. Toutes ces conditions ne sont pas réunies en Tunisie. En termes de fondamentaux, il n’y a rien qui justifie une appréciation de la monnaie.

L’offre et la demande dépendent aussi de deux facteurs essentiels, à savoir la liquidité sur le marché et la croyance collective qui l’anime. Pour ce qui est de la liquidité sur le marché, durant l’année 2019, le dinar n’était pas disponible sur le marché, en raison, entre autres, des interventions menées par la Banque centrale pour réduire l’inflation, ce qui a finalement limité les possibilités d’acheter des devises et donc de faire de la spéculation et contribué à déclencher la reprise du dinar.

Tout comme la baisse a été renforcée par des spéculations autoréalisatrices de dépréciation, qui ont eu un effet sur les anticipations des agents économiques — rappelons là que ces spéculations ont été faites, suite aux déclarations de la ministre des Finances à l’époque, Lamia Zribi, qui avait prédit une forte dépréciation du dinar —, la reprise est aussi motivée par une croyance collective positive sur le marché. C’est un marché d’offres et de demande qui dépend fortement des comportements des opérateurs économiques.

Personne ne peut aujourd’hui prédire comment le dinar pourrait évoluer dans le futur, mais il est clair que la monnaie nationale reste fragile et son évolution caractérisée par une forte incertitude.

Quelle est votre première lecture des projets de budget et de loi de finances pour l’exercice 2020 ?

Ce qui m’inquiète, c’est la nette augmentation du budget de près de 15%, qui n’est justifiée ni par des programmes d’investissement, ni par le taux d’inflation projeté, ni par un taux de croissance élevé.

Pire, 50% des 6 milliards de dinars additionnels sont destinés aux salaires de la fonction publique, dont le volume a nettement augmenté de près de 20%, sans qu’il y ait de véritables motifs derrière cette augmentation.

L’approche retenue pour l’élaboration des deux projets reste très classique, technique et comptable, qui ne traduit aucune vision globale pour l’économie. Je n’ai même pas confiance en la capacité de se conformer au budget fixé et je pense qu’il y aura nécessairement une loi de finances complémentaire.

Tant qu’on n’a pas une loi de finances orientée vers la création de valeurs et guidée par une logique d’objectifs, on ne sera jamais en phase avec les besoins du pays où la majorité du tissu économique est composée de PME, constituant la première source de création d’emplois et de création de richesses.

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