Accueil A la une Entretien du lundi avec Mohamed Raja Farhat : «Une révolution qui ne parle pas le langage de la vérité est condamnée» (vidéo)

Entretien du lundi avec Mohamed Raja Farhat : «Une révolution qui ne parle pas le langage de la vérité est condamnée» (vidéo)


La rencontre avec Raja Farhat est passionnante, les récits qu’il nous fait à chaque occasion nous transportent. Difficile de l’interrompre ou de couper le fil de ses idées, car son don de narrateur est magique et le sens du détail est si subtil.
De Bourguiba, la pièce de théâtre qui l’habite ces dernières années, à Bourguiba, l’homme et la saga de l’indépendance de la Tunisie, il y a tant d’enseignements à tirer.
Mohamed Raja Farhat, qui nous a accueillis chez lui, partage avec nous sa vision du politique, sa lecture de l’Histoire et ses coups de gueule. Entretien.



(Vidéo : ©Insaf Aouinti)

L’histoire avec le projet Bourguiba ne date pas d’aujourd’hui…
J’avais déposé un scénario Bourguiba au ministère de la Culture du temps de Ben Ali, le ministre de la culture de l’époque avait annoté le scénario ainsi «la vigilance», ce qui voulait dire que le projet était refusé. Mais il continuait à me travailler. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à réagir au quart de tour dès que l’on évoque l’œuvre et la vie de Bourguiba. Bourguiba, c’est un siècle, et je suis parti de ce constat : Bourguiba, c’est le 20e siècle tunisien. Il est né avec le siècle et mort avec lui. Et plus que tout autre personnage de notre histoire, il a marqué ce siècle.

En tant qu’artiste passionné d’histoire et surtout de détail, quelle lecture faites-vous de ce personnage d’exception ?
J’étais élevé dans le culte de Abdellaziz Thaâlbi, le fondateur du vieux Destour, puis dans le culte des grands cheikhs de la Zitouna, Tahar Achour et Fadhel Ben Achour, et puis, naturellement les grands personnages sociaux comme Mohamed Ali Hammi auquel j’ai consacré une pièce au sein de la troupe de Gafsa que j’ai interprété avec 20 kilos de moins. Mais avant de parler de Bourguiba, j’ai envie de raconter Hammi, un des personnages qui ont balisé l’œuvre de Bourguiba. Hammi nous revenait de Berlin avec des idées absolument révolutionnaires, il apportait des réformes considérables en plus de sa défense de la classe ouvrière, il a disparu de la scène politique en 1926 après sa condamnation au bannissement et il est mort en chauffeur de taxi entre Jeddah et la Mecque. Et lorsque nous avons joué la pièce sur Mohamed Ali Hammi au théâtre du palais de Carthage, Bourguiba se retournait vers ses ministres en leur disant: «Ces jeunes ont compris Bourguiba», ces jeunes ont compris l’importance de Mohamed Ali Hammi.

La saga de l’indépendance n’est pas une œuvre exclusivement bourguibienne ?
Cette saga m’a beaucoup intéressé parce que les idiots qui parlent de Bourguiba aujourd’hui n’ont pas idée de ce que cette élite intellectuelle a subi pour la libération de la Tunisie.
Bourguiba avait une ligne politique réaliste et pensait qu’il ne fallait pas rompre avec la société traditionnelle : «J’ai besoin du
sefsari, j’ai besoin des cheikhs de la Zitouna, j’ai besoin de l’Islam pour ma campagne de libération de la Tunisie», semblait-il dire. Il va changer vers la réforme quand il sera arrêté et déporté avec ses camarades à Borj Lebœuf, horrible prison militaire du sud tunisien. Bourguiba, Tahar Sfar, Bahri Guigua et Mahmoud Matri ont passé deux années insupportables. Tahar Sfar qui était asthmatique cherchait l’air pur du Sahara sous la porte métallique, Bahri Guigua a dû subir l’épreuve du Sac de pierres qu’il devait porter sur le dos dans le désert, pourchassé par les gardes coloniaux.
Les évènements sanglants d’avril 1938, des dizaines de Tunisiens morts dans les rues de Tunis mitraillés par les forces coloniales pour avoir demandé un parlement tunisien, l’enseignement de l’arabe, l’égalité des salaires. En ces temps-là, qui avait ces idées-là sauf cette élite avant-gardiste, il y a de quoi impressionner mais le massacre des étudiants zeitouniens et sadikiens dans les rues de Tunis conduits par Ali Balhouane qui était le président de la jeunesse tunisienne. L’autorité coloniale décide d’arrêter tout le monde et de les mettre dans les sous-sols de la prison de la kasbah. Bourguiba y est resté des mois. Voilà le traitement infligé par la France à l’élite intellectuelle de la Tunisie. Puis vint la 2e Guerre Mondiale avec l’épisode Moncef Bey durant lequel la Tunisie est devenue en peu de temps le théâtre d’affrontements intempestifs ; et alors que les Tunisiens applaudissaient les Allemands (l’ennemi de mon ennemi est mon ami), Bourguiba, en grand visionnaire, n’a jamais perdu la foi en le monde libre et les principes de démocratie et de justice.

Trop de détails qui donnent un éclairage sur de grands chapitres de l’Histoire contemporaine tunisienne comment faites-vous ?
Je me noie dans tous les détails parce qu’ils sont passionnants et parce que c’est une histoire qui n’est pas connue. C’est pour cela que les gens sont venus voir la pièce de Bourguiba qui raconte tout cela dans les moindres détails de la libération de la Tunisie. Toutes les zones d’ombre qui étaient maintenues en place naturellement servent le fantasme des anti-Bourguibistes qui ne savent rien de cette histoire. Ils n’étaient pas là quand la Tunisie manquait d’hommes pour affronter la France, quand la Tunisie était fusillée, emprisonnée, résistante quand les militants nationalistes étaient emmenés à Sijoumi, capturés par la gendarmerie française condamnés à mort et criant face aux gardes qui allaient les fusiller «vive la Tunisie vive Bourguiba». Il y avait une foi tunisienne nationale avec une force incroyable malgré la pauvreté et la misère mais qui tenait bon avec des gens comme Bourguiba.

Donc, c’est le théâtre qui sert de piqûre de rappel à une classe politique que vous jugez inculte ?
Ce sont des évènements que les gens ignorent, que les excités font semblant d’ignorer parce qu’ils ne lisent pas, ne s’informent pas, ne se documentent pas, ne savent pas ce qui fait l’âme de ce pays.

Quels sont pour vous les moments les plus cruciaux ?
Deux évènements populaires ont secoué la Tunisie. D’abord, les funérailles de Moncef Bey conduites par Farhat Hached et la centrale syndicale qui était la seule force capable de conduire le bey adoré à sa dernière demeure sans incidents majeurs.
Ensuite, après la défaite française à Dien Bien Phu et l’annonce de Mendès France concernant l’autodétermination tunisienne, la Tunisie a vécu le retour triomphal de Bourguiba le 1er Juin 1955, il y avait 500.000 Tunisiens à La Goulette sur une population ne dépassant pas 3 millions.
Je tiens à rappeler que le jour de la signature du traité de l’indépendance, et toute la délégation y compris Tahar Ben Ammar a écrit une lettre reprise et publiée par Béchir Ben Yahmed dans «Jeune Afrique» disant : «au combattant suprême, Habib Bourguiba, inspirateur et ingénieur architecte de cet accord de l’indépendance, la délégation tunisienne vous rend hommage». Voilà la vérité historique, et non pas les bavardages de café, ça c’est les faits et les documents… c’est l’Histoire.

Si vous venez à résumer Bourguiba en une phrase ?
Chokri Belaid a résumé l’œuvre de Bourguiba dans une interview et il disait que Bourguiba avait le sens du temps en politique. Il a réalisé toutes ces réformes en l’espace de quelques mois en 1956. Il tunisifie la police, crée l’armée en juin, en juillet il a unifié la justice, liquidé les Habous et puis en août ce fut le Code du statut personnel, il n’avait pas de temps à perdre. Et c’est ainsi que la Tunisie fit la plus grande révolution sociale du monde arabo-islamique. Voilà des étapes essentielles de la construction de la Tunisie moderne et indépendante, pas le bavardage des ignares qui profitent des micros tendus de certains plateaux pour dire des insanités. Et c’est ainsi que se termine le premier volet de la saga de Bourguiba, le second c’est Bourguiba chef d’Etat avec des erreurs, des insuffisances, en poursuivant une marche triomphale vers la pleine souveraineté de la Tunisie.

Et de nos jours, voyez-vous venir une réelle révolution culturelle ?
Non, c’est une reculade, le départ de Ben Ali est une très bonne chose, un chef qui a déserté son poste, mais c’était une révolution sans doctrine, sans idéologie, sans plan politique. Et qu’est-ce qu’elle a permis, la révolution ? Le retour de Ghannouchi après 20 d’exil en Angleterre et le retour de ces figures islamistes qui n’ont rien compris à l’Histoire de la Tunisie, qui n’ont rien compris à l’évolution du peuple tunisien, ils n’ont pas pu venir à bout de la machine du savoir bourguibienne et messaidienne. Ce dernier qui a créé la république des écoles « une école sur chaque colline» et des gens comme lui, je cite Chedly Klibi, Hédi Nouira, Ben Salah et j’oublie certains qui furent la charpente pour fonder l’Etat tunisien.

Mais votre constat est bien amer…
Absolument pas, quand je vois des Tunisiens aujourd’hui l’air patibulaire et triste disant que la Tunisie va mal, je m’insurge. Vous savez que la Tunisie a été effacée de la carte en 1969 par les inondations, mais tout a été reconstruit, tout a été remis en marche avec le gouvernement Nouira et en l’espace de 3 ans, la croissance était à deux chiffres grâce à des gens comme Mansour Moalla, Sadok Ben Jemaa, Azouz Lasram et à toute l’équipe qui a conduit l’économie tunisienne.

Qu’en est-il de l’avenir, à votre avis?
Notre génération a vécu la révolution culturelle de Mao Tsé-toung qui consistait, avant tout, à brûler les bibliothèques. Quand j’écoute la jeunesse du président Kais Saïed, je me rappelle la jeunesse de Mao Tsé-toung qui ne savait rien et qui ne voulait rien savoir et qui brûlait les livres. A cette jeunesse je dis «Vous n’êtes une jeunesse valable pour la Tunisie que si les clés du savoir, des sciences, du droit, des mathématiques seront à votre portée».

Mais la jeunesse est désespérée et le taux de chômage ne cesse de grimper.
Aujourd’hui nous manquons de bras pour la cueillette des olives et pourtant nous avons des centaines de milliers de jeunes chômeurs.
La Tunisie est un pays riche par sa jeunesse magnifique, il suffit que les politiques arrêtent de mentir et d’éloigner les Tunisiens de leur véritable chemin.
Rappelons que la Sicile voisine était à notre niveau actuel de développement il y a 30 ans. Il faut défier le sort, les contraintes, faire verdir le Sahara comme le font les gens de Nefta ou de Gabès…il y a toujours des opportunités, il n’y a pas de pays condamné à la pauvreté ad vitam aeternam. Au lieu de vendre du vent aux Tunisiens, présentez des idées, des projets…quand je vois la saga de nos enfants dans les universités européennes et américaines, et l’on se demande pourquoi ils ne reviennent pas…la réponse est claire, c’est parce que les démagogues sont là, les menteurs et les incompétents sont là. Une révolution qui ne parle pas le langage de la vérité est condamnée, la nôtre est condamnée actuellement parce qu’elle ne dit pas la vérité.

Est-ce que la culture a encore son mot à dire ?
La Tunisie n’a pas d’avenir sans culture, les compétences ne manquent pas dans les différents secteurs. La culture pour moi n’est pas seulement nos grandes institutions comme la Rachidia que je vénère, ce n’est pas le théâtre national qui devrait retrouver une nouvelle jeunesse, ce qui compte, ce sont les petits théâtres, les expériences nouvelles et inédites, les écoles de danse et de musiques inconnues du bataillon, ce sont les écrivains, les poètes, les peintres dans leurs ateliers et qui fleurissent dans les expositions internationales.
Et tout cela échappe à l’organisation administrative et verticale du ministère de la Culture qui ne s’est pas encore débarrassé de sa structure administrative soviétique. Aujourd’hui, il est important de concevoir un nouveau département de la culture qui s’apparente plus à une société nationale de création d’intelligence, de projection sur les nouvelles technologies de la culture.

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Un commentaire

  1. Paul Mayeur

    21 décembre 2019 à 16:13

    D’accord sur toute la ligne.

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