Pour la cinquième année consécutive, le taux du chômage vacille aux alentours de 15%. Un taux toujours élevé. Vécu comme une fatalité par la société tunisienne, le chômage semble être incurable. Pourtant, il existerait bien des solutions. Dans cet entretien, l’expert Abdelkader Boudriga nous parle du marché du travail tunisien, de ses maux et ses spécificités.
Cela fait plus d’une quinzaine d’années que le chômage perdure en Tunisie avec des taux élevés. Depuis 2014 son taux stagne aux alentours de 15%. Pourquoi le gouvernement est-il toujours dans l’incapacité de le résorber ?
Il est clair aujourd’hui que la Tunisie souffre d’un chômage structurel. Il puise son origine dans les problèmes affectant le potentiel d’absorption du marché qui est égal au nombre d’emplois créés par l’économie au niveau de toutes ses composantes, à savoir les deux secteurs public et privé. On sait tous qu’aujourd’hui, le secteur public ne présente plus un marché de travail propice et qu’il a plutôt un potentiel de création d’emploi très limité. En cause, la masse salariale qui est située à plus de 40% du budget dépassant ainsi les standards internationaux.
A vrai dire, je vois mal comment le secteur public peut contribuer à la création de l’emploi à moins qu’il y ait des départs annuels importants à la retraite. Quant au secteur privé, la conjoncture économique et la faible croissance réalisée ont énormément affaibli sa capacité intrinsèque de création d’emploi qui est devenue très limitée, étant donné que le seul moyen de créer l’emploi est de faire de la croissance. Il est convenu qu’un point de croissance engendre la création d’environ 15.000 emplois (même si ce chiffre est à revoir à travers des études plus récentes). Ainsi, pour arriver à créer 100.000 nouveaux emplois par an, il faut atteindre 7% de croissance. Il est clair qu’on est très loin par rapport à ces chiffres-là, à cause de la conjoncture économique par laquelle passe le pays. Il faut tout de même dire qu’il y a aussi un problème d’attractivité pour les métiers, notamment d’artisanat qui sont très demandés sur le marché de l’emploi.
L’inadéquation qui existe entre l’offre et la demande est également l’un des problèmes qui caractérisent le marché du travail tunisien, où plusieurs entreprises peinent à trouver les profils adéquats pour répondre aux exigences requises du poste, notamment en matière de compétences dites du XXIe siècle. Elles concernent essentiellement la capacité à réfléchir le travail de collaboration, la communication, l’esprit analytique qui font, aujourd’hui, défaut. Il faut dire, à cet égard, que ce n’est pas la faute aux jeunes. La responsabilité incombe plutôt au système éducatif qui ne déploie pas les méthodes d’enseignement nécessaires pour que nos jeunes soient opérationnels sur le marché du travail.
Pour déterminer sa politique monétaire, la banque centrale doit se fixer un de ces deux objectifs : soit la maîtrise de l’inflation, soit la réduction du chômage. La Banque centrale de Tunisie (BCT) focalise son travail sur la jugulation de l’inflation. Pensez-vous que la BCT puisse recentrer sa politique sur la création de l’emploi ?
L’objectif de toutes les banques centrales à travers le monde est d’assurer la stabilité des prix. Depuis quelque temps, c’est un peu l’orthodoxie en matière de gouvernance et de gestion de la Banque centrale. Dans le cadre de la conduite de sa politique monétaire, la Banque centrale veille à maintenir la stabilité des prix et à assurer la solidité financière du système bancaire et financier. Bien sûr, elle ne doit pas perdre de vue l’objectif de la croissance économique. De ce fait, la création de l’emploi ne peut pas être un objectif de la BCT. La réduction du chômage est essentiellement le travail du gouvernement. Cela nécessite des taux de croissance élevés, ce qui n’est pas évident. On doit changer le modèle économique et le substituer par un autre qui crée de la valeur. La lutte contre le chômage implique également un travail sur l’adéquation entre l’offre et la demande via, essentiellement, la formation et le reskilling (réadaptation des compétences) des jeunes diplômés pour adapter leurs profils à la demande du marché du travail.
Prenons l’exemple du secteur agricole où l’âge moyen des ouvriers actifs dépasse les 55 ans. L’on présage, ainsi, un départ massif à la retraite et par conséquent un gisement important de pourvoyeurs d’emploi. Cependant, on sait que l’agriculture n’est pas un secteur attractif pour les jeunes demandeurs d’emploi parce que ces métiers ne sont pas valorisés, organisés et encore moins modernisés. Changer le modèle et la politique agricole pourrait améliorer l’attractivité du secteur. C’est dans ce sens qu’il faut travailler sur l’amélioration de l’attractivité des petits métiers.
Le plan quinquennal 2016-2020 a prévu une réduction de 3% du taux de chômage et la création de 400.000 emplois sur 5 ans. Evidemment, on est loin d’atteindre ces chiffres. Pourtant, le taux d’investissement réalisé entre 2016 et 2018 est de 18,8% investissements/PIB qui est assez proche du taux prévisionnel du plan (19,9%). Comment expliquez-vous le fait qu’avec l’investissement réalisé, le chômage persiste avec les mêmes taux?
Par un simple calcul, les 4 points de croissance qu’on était censé réaliser contribuent à la création d’environ 200.000 emplois sur 5 ans. Ces taux sont impossibles à réaliser étant donné que l’investissement n’a pas démarré réellement. Le climat d’instabilité et d’incertitude politique a négativement influencé les entreprises qui n’ont cessé de décaler leurs investissements et par conséquent reporter les recrutements. C’est une attitude prévisible dans un environnement caractérisé par l’incertitude : on retarde jusqu’à ce qu’on voie plus clair. Aussi, il faut dire qu’un niveau d’investissement de 20% ne permet pas de créer autant d’emplois, surtout avec un taux de croissance très faible et en l’absence de mesures en faveur de la formation. Comment atteindre ces chiffres-là ? C’est un peu utopique. Le taux de chômage ne peut pas tout simplement passer de 15 à 12% en 5 ans, uniquement parce qu’on a mis en place des objectifs d’investissement. Il y a un certain nombre de mesures qui doivent être engagées, essentiellement pour rendre le marché du travail plus flexible. Aujourd’hui la réglementation du travail en Tunisie est très rigide. Et l’approche archaïque qui se base sur des mécanismes incitatifs en faveur des entreprises —comme le programme Forsati— ne marche pas. Les petites et moyennes entreprises constituent le premier créateur d’emplois en Tunisie. Les PME ne recrutent pas parce qu’on a mis à leurs dispositions des incitations, mais elles recrutent parce qu’il y a un potentiel de marché, elles ont confiance en l’avenir et parce que la nouvelle recrue va apporter de la valeur ajoutée à l’entreprise. Et donc si on ne change pas nos politiques, afin de les orienter vers une politique d’accompagnement qui renforce les capacités et les compétences requises par le marché du travail, on ne va pas s’en sortir.
Est-ce que ce niveau de chômage va encore stagner ?
Oui. On est en train de reproduire le même schéma. On est dans le même paradigme, la même façon de planification. Nous continuons à parler de plan quinquennal alors que dans les pays où les économies marchent, on ne fait plus de plans quinquennaux. Le budget est toujours élaboré sur la base d’une approche sectorielle, qui ne se focalise pas sur le capital humain. Si on veut résoudre le problème du chômage, il faut miser sur l’apprentissage et le développement du capital humain. Si les questions de l’emploi, du chômage et de la gestion des talents ne sont pas, toujours, considérées comme un enjeu majeur, nous allons nous retrouver en 2024 avec les mêmes frustrations. Ces taux persisteront encore. Nous devons adopter une approche intégrée qui traite le problème d’une manière globale et abandonner cet aspect sectoriel où chaque département est recroquevillé sur lui-même. Aussi, nous devons parler franchement avec les jeunes pour pallier les lacunes observées en matière de compétences et de capacités.
Parmi les solutions envisagées, on évoque souvent l’entrepreneuriat. C’est dans ce cadre que la loi Start-up Act a été adoptée pour faciliter aux jeunes la création de start-up. Il semble que ces solutions ne fonctionnent pas efficacement, notamment avec le taux de mortalité élevé des start-up et des petites entreprises.
Si nous supposons que l’entrepreneuriat soit la solution, il faut accepter l’hypothèse que nous allons créer 400.000 nouvelles entreprises en Tunisie. Elles doivent être viables et pérennes. Ce qui est, à mon sens, utopique. On ne pourra jamais créer 400.000 entreprises. Encore une fois, il ne s’agit pas du bon paradigme, même si Start-up Act représente un atout. L’entrepreneuriat ne pourrait être un générateur d’emplois que sous le seul prisme qui est le renforcement et le développement des PME qui existent déjà. L’idée de l’auto-emploi est, à mon sens, chimérique. Par contre, il faut penser et mettre en place des politiques économique, budgétaire et fiscale qui permettent de pérenniser ces PME et de les faire évoluer, augmenter de taille. C’est ainsi qu’on crée davantage d’emplois.
Pour mieux illustrer l’idée, on peut prendre l’exemple de deux entreprises. La première est de petite taille. Elle réalise un million de dinars de chiffre d’affaires. Alors que la seconde est de grande taille et fait un chiffre d’affaires de 30 millions de dinars. L’objectif de réaliser un million de dinars de chiffres d’affaires supplémentaires constitue un enjeu de taille pour la première, étant donné qu’elle va doubler son chiffre d’affaires, tandis qu’il est insignifiant pour la deuxième entreprise dont la taille est grande. Ainsi, la petite entreprise se trouve dans l’obligation de recruter pour faire face à ce défi, alors que la seconde entreprise n’en a pas besoin puisqu’elle est déjà dotée des ressources humaines nécessaires. Le même chiffre d’affaires peut être créateur d’emplois pour les PME, alors qu’il ne l’est pas pour les grandes entreprises.
Je pense qu’il est judicieux de trouver des solutions pour dynamiser l’activité des PME, notamment à travers les marchés public et privé. On n’est pas en train de mettre en place assez de dispositifs qui favorisent la croissance des PME. Il faut répartir la valeur ajoutée créée sur un maximum d’opérateurs économiques. C’est ainsi qu’on crée des emplois.