Dans les années 80 et 90, il n’y avait jamais de batailles rangées ou de dégâts considérables. Tout simplement parce que les videurs savaient gérer la situation avec beaucoup de professionnalisme dans les boîtes de nuit
A.M.,60 ans, est un videur en retraite. Surnommé «Clay», du nom de la légende mondiale de la boxe, les habitués des célèbres boîtes de nuit des années 70 qui fourmillaient à Tunis et sa banlieue, ainsi qu’à Hammamet et Sousse, gardent encore de lui davantage les souvenirs d’un ami que l’image d’un agent de sécurité civil, tellement les affinités et l’entente étaient remarquables entre les deux parties. «Je connaissais les clients comme mes poches», lance Clay qui assure avoir construit son succès grâce à son franc-parler, son flair et son sens de la communication. «A l’époque, se souvient-il,nous recevions fréquemment du beau monde sans déplorer le moindre débordement. Même pas lors des week-ends connus pourtant pour leur pic en termes d’arrivées. C’est que tout se passait à l’entrée de la boîte où je pouvais différencier entre nos fidèles clients sans histoire et les nouveaux venus. Et c’est sur ces derniers que l’essentiel du boulot était axé. En effet, il fallait rapidement les juger selon leur look, leur regard, voire leur allure. Les suspects, c’est-à-dire ceux qui pourraient envenimer l’ambiance, je m’en occupais ,en les épiant de loin aussi bien autour de leur table que sur la piste de danse. S’il s’avère qu’ils ont bu un verre de trop et qu’ils commençaient à chercher la petite bête, eh bien j’intervenais illico presto sans même attendre un signal du serveur. Une petite mise en garde truffée de mots gentils s’ensuivra, et le tour est joué». Comme si de rien n’était.
Et en cas de bagarre à l’intérieur de la boîte ? Réponse immédiate de «Clay» : «Je dois reconnaître que nous avions eu effectivement des problèmes de ce genre, notamment à Hammamet et Gammarth. Mais jamais de batailles rangées ou de dégâts considérables. Tout simplement parce que nous savions gérer la situation avec beaucoup de professionnalisme. En ce sens qu’en cas de rixe, nous nous empressions de séparer les belligérants avant de les faire sortir. Et ceux-ci ne sont lâchés que dans les mains des policiers. Quant à ceux qui faisaient la tête en refusant obstinément d’obéir à nos appels à la retenue, une gifle ou un coup de poing suffisait pour les mettre hors d’état de nuire».
La vieille école
Clay, qui a roulé sa bosse un peu partout ,ne tarit pas d’éloges sur ce qu’il appelle fièrement «la vieille école des nuits dansantes». «Dans les années 70, se remémore-t-il, on nous recrutait sans diplôme, sans la moindre exigence d’un niveau scolaire acceptable. Car, en ce temps -là, la condition majeure était de savoir traiter le client avec respect et tact. D’où des relations mutuelles solides. Au point que nous ne leur demandions ni pourboire, ni cadeau, comme c’est le cas, de nos jours. Au point aussi que nous n’hésitons jamais à leur apporter des cigarettes, à titre de dépannage. Tout cela pour qu’ils se sentent à l’aise, pour qu’ils ne gâchent pas leur fête, bref pour qu’ils nous reviennent un autre jour. Et cela marchait comme sur des roulettes. C’est donc dans la joie et la paix que tout le monde trouvait son compte».
Mais dès que la discussion tourna autour de la situation actuelle, notre interlocuteur afficha subitement un froncement de sourcil doublé d’un grincement de dents. «Les temps ont changé», soupire-til. Et de poursuivre : «Aujourd’hui, c’est malheureusement le chaos. Ce qu’on voit désormais, c’est des voyous et des démolisseurs plantés à l’entrée des hôtels, des night clubs et des restaurants touristiques. Vulgaires, arrogants et souvent provocateurs, ils abusent de violence extrême à la première escarmouche. Pour un oui ou pour un non, des clients parfois au-dessus de tout soupçon sont tabassés quasiment tous les jours, quitte à ce que la victime passe de vie à trépas, comme en atteste le dernier drame survenu à Tunis». Poursuivant son attaque massive contre ce qu’il considère laconiquement comme «les sales et méchants videurs «nés de la dernière pluie», Clay s’enflammera davantage en condamnant d’autres abus. «D’aucuns, indique-t-il, savent aujourd’hui que des videurs en plein boulot font travailler des prostituées et écoulent de la drogue à l’entrée et dans les sanitaires de l’établissement. Aujourd’hui, un videur n’hésite pas à brutaliser des clients, rien que pour satisfaire les caprices et fantasmes de certains habitués de luxe de la boîte. Où allons-nous ?», s’indigne l’ancien agent.
Ce dernier reconnaît que la plupart des propriétaires de ces lieux de loisirs font comme bon leur semble, en recrutant à tour de bras des videurs dangereux et qui sont, dans leur majorité, soit des repris de justice, soit des délinquants qui ont maille avec la police. Ces barons du business nocturne ne se soucient ni de la sécurité de la clientèle ni des répercussions désastreuses que cela entraîne tant sur le tourisme que sur l’image du pays. Jusqu’où iront-ils ? Où est donc passé l’Etat? Faudra-t-il attendre que se produisent des remakes du dernier scandale qui a endeuillé tout un peuple pour que les autorités prennent enfin le taureau par les cornes ?».
Mohsen Zribi