Accueil Magazine La Presse Khemaies Laâbidi, ancien milieu international de la JSK: «A l’étranger, les gens se moquent de nos stades moyenâgeux !»

Khemaies Laâbidi, ancien milieu international de la JSK: «A l’étranger, les gens se moquent de nos stades moyenâgeux !»

Propos recueillis par Tarak GHARBI

Légende vivante aussi bien à la JSK qu’en équipe nationale, Khemaies Laâbidi jette un regard amer mais lucide sur le foot tunisien contemporain.

«Notre sport-roi pratique un professionnalisme qui le conduit à sa perte. Ce sont les dirigeants qui en font un homme malade. La situation profite au seul joueur, alors que tout le monde doit devenir pro: du président qui gère des milliards jusqu’à l’ouvrier de la municipalité auquel on confie le soin d’entretenir un stade qui coûte des millions de dinars», juge-t-il.

Entretien avec un des meilleurs milieux de terrain tunisiens de tous les temps qui vit depuis trois saisons une expérience inédite. Il veille en effet à la direction technique du club ivoirien San Pédro dont le président et les entraîneurs sont tous tunisiens.

Khemaies Laâbidi, commençons d’abord par cette histoire du Real que très peu de gens connaissent au vrai. Ce n’est pas une blague, tout de même ?

Pas du tout. En fait, en 1974, notre entraîneur, le Yougoslave Slava Stefanovic, en parle à son compatriote et ami Milan Miljanic qui conduit alors le célèbre Real Madrid. Un accord est conclu afin que j’aille effectuer un stage de six mois au club merengue. Toutefois, notre président Hamda Laâouani s’y oppose fermement. Il entre en colère contre Stefanovic, car notre président n’a qu’une seule idée en tête : remporter un titre en permettant à un même effectif de jouer ensemble durant six ou sept ans consécutifs. Et c’est comme cela que je suis interdit de départ au Real, pas même pour un long test technique. Je dois rester à la JSK qui était en son temps un précurseur en matière de mises au vert, d’organisation, de structures…

Laâouani fut-il le seul à faire œuvre de pionnier ?

Non, il était entouré de grands dirigeants : Abdelwahab Hattab, Abdelwahab Ben Hassine, Habib Ben Halima, Ali Trabelsi… Mais il faut admettre qu’il servait de cheville ouvrière, d’âme pour cette équipe de légende. Ce grand chirurgien, issu d’une famille de grands propriétaires terriens kairouanais pure souche, était doté d’un grand charisme, d’une forte personnalité et d’une invincible volonté, et savait gérer parfaitement un groupe. C’était un visionnaire connu pour son amour incommensurable pour Kairouan et la Chabiba. Un seul joueur vint renforcer l’équipe «hors du fort», comme on dit : Youssef Seriati, qui venait de Hajeb Laâyoune. Tous les autres joueurs étaient Kairouanais. Plus tard, en 1992, on a terminé deuxièmes alors que l’équipe ne comptait aucun joueur étranger. Bref, Laâouani reste le père spirituel de la JSK.

Quel est le secret de la réussite de cette Chabiba-là ?

L’entente et l’homogénéité. A l’image de l’Italie de Bearzot, championne du monde 1982 et qui s’appuyait sur une ossature de 6 ou 7 joueurs venant de la Juventus, la JSK comptait un noyau dur ayant évolué ensemble durant sept bonnes saisons. Nous jouions en totale harmonie, les yeux fermés. Nous pratiquions l’attaque rapide et la zone dans le plus pur style yougoslave qui nous marqua énormément. Il ne faut pas oublier que, tour à tour, la JSK a été entraînée par Krista (1963-1964), Slava Stefanovic (1971-1974), Dragan Vasiljevic (1975-78), Bozidor Drenovac (1978-1979), Stephanovic Dietcha (1979-1980). Tous des techniciens venant de l’ex-Yougoslavie. Entretemps, il y eut, je crois, un seul Tunisien : Taoufik Ben Slama.

Comment Khemaies Laâbidi s’était-il fait cette réputation d’un footballeur polyvalent, talentueux et apprécié par tous ?

Il n’y a pas de secret, au fond. Seul le travail acharné paie. En plus des séances d’entraînement collectives que j’effectuais avec le groupe, j’y ajoutais deux ou trois séances, les lundi, samedi et mercredi matin où je m’entraînais tout seul. Je travaillais si dur et avec un tel dévouement comme un Stakhanoviste au point que notre entraîneur Dragan me dit un jour : «C’est trop pour toi et pour ta santé, Khemaies !». Il faut être passionné afin de s’améliorer et devenir polyvalent. En effet, j’ai évolué dans cinq ou six postes différents : libero lorsque Trabelsi s’était blessé, on a pris un seul but durant cet intérim et avions assuré notre accession en D1; avant-centre durant une saison entière (19 buts inscrits); meneur de jeu; milieu relayeur; demi défensif… C’est une question d’application et d’intelligence. Le niveau intellectuel aide énormément à s’adapter aux situations les plus inédites pour pouvoir les gérer.

Justement, jusqu’où étiez-vous allé dans vos études ?

Je suis ingénieur adjoint en topographie. J’ai pratiqué mon métier dans le génie civil entre 1971 et 1978 au sein de la Sonede. J’ai réalisé le tracé de la conduite d’eau sur 150 km à partir des sources d’eau minérale de Oueslatia jusqu’au palais de Skanès-Monastir. Après mon expérience au club saoudien Al Wahda, j’ai préféré me consacrer à ma carrière d’entraîneur et à quelques projets que j’ai mis sur pied.

Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le foot ?

J’ai perdu mon père Rabah à l’âge de sept ans. Ma mère Zohra, originaire de Rejiche, m’a élevé sur les valeurs du travail et du sacrifice. Elle n’aimait pas que je sois footballeur. Au début, je jouais en cachette.

Quelles qualités vous reconnaissait-on ?

J’étais un mixeur de technique et d’engagement, aussi bien virtuose que battant. J’étais très fort sur balle arrêtée. J’avais la vision du jeu et la conduite de balle.

Pourtant, vous étiez venu sur le tard au football ?

Non, j’ai pratiqué le foot très jeune. Toutefois, le fait que j’étudie au lycée technique de Sousse m’a empêché de passer par les équipes des jeunes de la JSK. J’ai tout juste évolué trois mois avec les cadets. J’au dû m’entraîner avec l’Etoile Sportive du Sahel. C’est Taoufik Ben Slama qui m’a lancé dans le grand bain des seniors après surclassement. Il m’appelait «l’Anglais». De suite, j’ai été convoqué dans la fameuse sélection 1971 d’Ameur Hizem et dans la sélection de la Police où j’ai joué à côté de Mghirbi, Abdallah, Chammam, Boussarsar, Chakroun, feu Mohamed Zouaoui… Je n’avais que 21 ans.

Quels sont vos meilleurs souvenirs?

Bien évidemment le titre de champion de Tunisie 1976-77 avec mon club de toujours, la Jeunesse Sportive Kairouanaise, le Soulier d’Or 1977, notre parcours en coupe du monde 1978 dont j’ai joué presque tous les matches éliminatoires. Comment oublier mon but contre le Maroc au premier tour à El Menzah ? Comment oublier le but contre son camp du défenseur nigérian Odye dans l’enfer du Surulere sur mon centrage ? La qualité du centre n’a pas laissé d’autre choix au défenseur adverse que de pousser le ballon dans ses filets. Ce but-là est aussi le mien parce que le centre était travaillé, j’y ai mis beaucoup «d’effet». Il faut du reste revoir toute la combinaison : je m’appuie sur Tarek pour me retrouver seul en position de centrer comme je le veux. Mes meilleures rencontres, je crois les avoir sorties au stade Père-Jégo à Casa, et à El Menzah dans les deux matches devant le redoutable Maroc. Après cette double confrontation, le Paris Saint-Germain m’a proposé de le rejoindre.

Etait-ce la seule offre reçue ?

Non. En Tunisie, le CA, l’ESS, le SRS… m’ont contacté. Mais je ne pouvais porter qu’un seul maillot : celui de la JSK. Entraîneur, le président de l’EST, Slim Chiboub, me proposa en 1996 de prendre en main l’équipe Espoirs, en attendant qu’une décision soit prise concernant l’Italien Luigi Maifredi qui allait vite être limogé. Mais j’ai refusé une telle proposition.

Et le plus mauvais souvenir ?

L’année de la relégation de la JSK, en 1973-74. Impitoyable, le public n’a pas ménagé notre président Hamda Laâouani qui essuya même quelques jets de pierres. Mais nous allions vite remonter pour terminer à la 5e place, puis décrocher haut la main le titre du championnat. Notre président n’a pas lâché le navire malgré l’amertume. Il a appris de ses défaites, et c’est cela sa force aussi.

Quel est votre plus beau but ?

Celui inscrit le 9 mars 1978 à Kumasi, devant l’Ouganda (victoire 3-1) en phase finale de la CAN, au Ghana. Dans ce tournoi, nous avons été lésés par l’arbitrage. On a cherché à briser notre équipe qui allait représenter le continent en coupe du monde. Au fond, c’est drôle: on ne nous considérait pas des Africains à cent pour cent. D’ailleurs, peu d’équipes réussissent à remporter la CAN hors de leurs frontières.

A votre avis, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?

Hamadi Agrebi, un génie du ballon rond qui aurait pu jouer aujourd’hui au Barça ou à la Juve. Un type très modeste dans la vie et au caractère exquis. C’était un artiste «silencieux». Il y eut avant lui Noureddine Diwa contre lequel j’ai joué lors d’un match JSK-AS Djerba alors qu’il avait 38 ans. Il gardait encore de beaux restes : contrôle, couverture, vista…

Quelle réflexion vous inspire la situation de la JSK d’aujourd’hui ?

Chaque président qui débarque pratique un programme minimaliste dont la finalité consiste à assurer le maintien, pas plus. Il vend trois ou quatre joueurs pour assurer des recettes. Quand j’ai pris en main l’équipe, j’ai demandé à ne vendre aucun joueur au moins durant trois saisons afin d’assurer l’indispensable stabilité. Mais dès la fin de la saison, nos meilleurs joueurs étaient déjà partis. Cette politique-là ne peut mener la Chabiba très loin.

Que vous a donné le football ?

Un bien inestimable: l’amour des gens qui est beaucoup plus important que l’argent. Le sport est une école de la vie.

Qu’est-ce qui a changé dans le foot d’aujourd’hui ?

Notre football est malade de ses dirigeants qui donnent le mauvais exemple. Les supporters commandent, surtout depuis la Révolution. Ce n’est pas du professionnalisme que nous pratiquons aujourd’hui. La situation profite au seul joueur alors que tout le monde doit devenir pro: du président qui gère des milliards jusqu’à l’ouvrier de la municipalité auquel on confie le soin d’entretenir un stade qui coûte des millions de dinars. Il faut engager des spécialistes pour s’occuper du gazon. Roger Lemerre disait en son temps : «Donnez-moi une classe, je vous donnerai d’excellents élèves». Eh bien, la classe dont il parle, c’est une pelouse qui ne soit pas accidentée, qui autorise une passe correcte. Réveillons-nous : les gens nous regardent à l’étranger. Ils se moquent de nos stades moyenâgeux !

Etes-vous satisfait de votre carrière d’entraîneur ?

Dieu merci, j’ai donné le maximum à la JSK que j’ai prise en main à quatre ou cinq reprises, et avec les sélections nationales au sein de la DTN où j’ai longtemps exercé. On a remporté la médaille d’or aux JM 2001 à Tunis, on s’est qualifié pour les JO d’Athènes dans un groupe comprenant également le Sénégal, le Nigeria de Martins et l’Egypte qualifiée de dream team et conduite par Hassen Chahata et Chaouki Gharib. J’ai été au Mondial 2002 dans le staff comprenant Ammar Souayah et Youssef Zouaoui…

Que représente pour vous la famille ?

Tout dans mon existence. Mes enfants sont des bosseurs et ils en sont récompensés. Marié avec Nadia depuis 1977, nous avons quatre enfants : Sabri, 41 ans, agent commercial à Tunisair, Farouk, 40 ans, doctorat en finances, il travaille dans une banque britannique, il a été attaquant à la JSK jusqu’à la catégorie junior, Dorra, 36 ans, 3e cycle en finances, et Sana, 21 ans, étudiante.

Quels sont vos hobbies ?

Je suis ornithos (éleveur d’oiseaux), notamment les chardonnerets et les mulets. Je regarde à la TV le sport international, notamment le foot italien et Milan. Mon idole était Giancarlo Antognoni, le stratège de la Fiorentina, mais au dos de mon maillot d’entraînement, c’est le nom de Gigi Riva, le légendaire buteur de Cagliari qui est inscrit. A un certain moment, mon joueur préféré était le milieu de la Juventus, Andrea Pirlo.

Enfin, que représente pour vous la ville de Kairouan ?

C’est la mère nourricière. Depuis le règne de Bourguiba, la capitale des Aghlabides a malheureusement été marginalisée. Je crois qu’il est temps qu’elle bénéficie de gros investissements pour espérer redevenir le pôle civilisationnel qu’elle a été il y a de cela des siècles.

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