Accueil A la une TOIFF 2019 : Masterclass / Rencontre avec Abdelatif Kechiche : «C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper»

TOIFF 2019 : Masterclass / Rencontre avec Abdelatif Kechiche : «C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper»

Modéré par Mariem Azizi, artiste, universitaire et cinéphile, le Masterclass d’Abdelatif Kechiche était sans doute l’un des moments les plus attendus de la 2e édition du Toiff 2019, organisée récemment à Tozeur. Venu spécialement assister à ce festival du cinéma, ce géant du cinéma contemporain a rassemblé une quarantaine de professionnels du cinéma : acteurs culturels, réalisateurs, journalistes, étudiants, cinéphiles et festivaliers. Très loin de ce dont on pouvait s’attendre, le réalisateur s’est dévoilé, sourire en coin, décontracté face à son public. Une audience qui n’a pas mâché ses mots par moments en tentant de connaître le plus possible cette icône du 7e art : une personnalité qui ne cesse de cultiver le mystère.
Kechiche a reçu une rafale de questions, ses réponses, en retour, étaient tantôt directes, tantôt évasives… Rencontre.

Abdelatif Kechiche, un double parcours remarquable au début en tant qu’acteur mais surtout en tant que réalisateur : un parcours jalonné de succès et primé aux Césars, à Cannes en décrochant la Palme d’Or en 2013 pour « La vie d’Adèle », ainsi que d’innombrables prix partout dans le monde dans différents festivals. Vous êtes connu pour votre mise en scène maîtrisée et votre façon particulière de diriger les acteurs : on sent que vous prenez vos acteurs tel qu’ils / elles sont dans la vie réelle.
La première chose que je tiens à dire est en rapport avec cette manifestation cinématographique remarquable : le Toiff. Hier, j’ai vu le film « La Coupe » de Mohamed Damak et j’ai découvert un véritable bijou du cinéma tunisien : il y avait une maîtrise de l’art cinématographique exceptionnelle et une mise en scène extraordinaire. Je l’ai trouvé bouleversant. On l’a vu sur la place publique. Quelques spectateurs regardaient passionnément dans le froid, dans la nuit, avec un son approximatif. Le film avait une grâce, une force dans ce désert.

Parler de ce que nous sommes : hommes et femmes tunisiens. Parler de cette passion pour quelque chose d’irréel, trop beau. Ces personnages étaient remarquablement bien interprétés : c’était un plaisir de les voir si jeunes et s’amuser comme ils le font. Ce film passait à la fois comme un documentaire, et une fiction. Il a une double vocation. La mise en scène était juste. Il y avait de la dérision et j’ai beaucoup ri. C’est ce qu’on cherche depuis la nuit des temps : faire rire les spectateurs. Je voulais dire déjà que Mohamed a déjà autant, si ce n’est beaucoup plus, d’histoire et de maîtrise du cinéma que moi et je parlais tout à l’heure avec Fathi Haddaoui du cinéma tunisien qui se porte très bien : qui est polyvalent, en pleine effervescence, dégoulinant de créativité. Pour mon dernier film, « Mektoub My Love : Intermezzo », j’ai eu comme premier assistant-réalisateur Nasreddine Ben Maati, un excellent collaborateur qui a porté le film.

J’ai plus de souvenirs de films tunisiens qui m’ont bouleversé bien plus que d’autres.

Il y avait une scène d’hôpital, qui m’a valu 15 jours de tournage : une scène chaotique, des blessés, des morts etc. Éprouvante par moments à tourner. On répétait et on tournait dans cet hôpital de nuit. Il y a eu deux jours où je n’avais plus la force de tourner, et j’ai confié la direction à Nasreddine qui devait tout mettre en scène : je lui ai tout légué. J’avais besoin d’un temps d’arrêt, les conditions de tournage étaient difficiles, pesantes… Quand j’ai vu le résultat bien plus tard, j’ai découvert, un metteur en scène excellent, qui a tous les atouts nécessaires pour aller de l’avant et faire de l’excellent travail, une maîtrise parfaite. Je sais qu’il peut galérer pour réaliser un excellent film à lui tout seul : le financement et tous les obstacles qui vont avec les préparatifs d’un film sont durs à gérer par moments, mais il peut le faire. Un film tunisien par exemple, n’a rien à envier à un film iranien ou autre. J’ai plus de souvenirs de films tunisiens qui m’ont bouleversé bien plus que d’autres. Le cinéma existe aussi dans une petite ruelle dans le désert. Je ne parlerai pas de jeunes ou vieux génies vivants actuellement et toujours aussi productifs, ils peuvent le faire pour eux-mêmes.

De vos premiers films jusqu’à « Vénus Noire », il y avait une thématique franco-française et un message universel. J’ai l’impression que dans votre filmographie, ce film était un cap pour passer à autre chose et dire « Je suis un cinéaste universel qui travaille désormais sur des sujets universels ». Vos films deviennent beaucoup plus recherchés et quelque part vous avez une envie consciente ou inconsciente de réinventer votre écriture cinématographique. Vos derniers films, est-ce que vous les tirez de gens que vous rencontrez ? D’impressions que vous voulez communiquer ? C’est comme s’il y avait tout un dispositif mis en place pour restituer les choses au-delà du réel et parfois du dérangeant. Comment vous procédez avec vos acteurs ? Comment arriver à ce degré de réalisme avec les personnages, les dialogues, etc. ?
Il y a d’après moi la notion du plaisir. Quand j’ai envie de faire des films je les fais par pur plaisir. Je ne le fais pas par nécessité d’en faire. Le désir de rêve, de bien-être, il y a une façon de s’échapper aussi. On a tous envie de s’échapper quelque part, se retrouver sur un plateau avec des personnes choisies peut être aussi la parfaite échappatoire pour un réalisateur. On peut se nourrir du plaisir des autres également. Voir de près comment s’élabore un film de A à Z. C’est toujours une idée qui vient, une rencontre, un scénario qui nous permettrait de concrétiser… Je crois que le cinéma, c’est aussi le groupe : la réussite de tout un groupe qui a porté le travail jusqu’au bout. Après, ce groupe il peut en effet, se défaire, se refaire. Il s’agit d’une énergie. Aujourd’hui, c’est plus léger de faire un film en groupe qu’avant. A l’époque, on pouvait avoir affaire à des tensions, des difficultés. Aujourd’hui, il y a plus d’audace, de souplesse pour un travail accompli d’une manière collective. C’est l’énergie des autres qui importe, toute l’équipe : ce sont des moments de création partagée. Les souvenirs et les anecdotes qu’on garde, c’est précieux.

Il y a d’après moi la notion du plaisir. Quand j’ai envie de faire des films je les fais par pur plaisir. Je ne le fais pas par nécessité d’en faire.

Il y a eu quand même de grandes consécrations autour de vos réalisations. Votre direction d’acteur, si vous le permettez, pouvez– vous nous la décrire de plus près ?
Pardon, mais quand je travaille, je fais ce que je pense, j’applique ma vision. Je sais qu’au départ, il y a un choix de gens à faire, avec qui on a envie de travailler, et c’est des gens qui me fascinent d’emblée par leur talent, leur beauté, leur intelligence, leur malice, ruse… On va essayer de prendre ce quelque chose de plus profond en eux. C’est un métier que je trouve magique, qui perd peut-être un peu de son essence par moments mais le métier d’acteur est immense. Il nous apporte beaucoup et nous informe sur ce que nous sommes. Être devant la caméra, face à un public, incarner un personnage. C’est immense ! Personnellement, je n’ai pas pu être un grand acteur…

Suite à une rétrospective Kechiche, on a vu des différences de plans, de mouvements, de langue, de langages… Et un des thèmes marquants, c’était l’adolescence, ou cette fragilité, cette douceur qui est exprimée au monde et qui émane de cette période en particulier. J’aimerais que vous nous disiez pourquoi ce thème est si important pour vous.

Je travaille, je fais ce que je pense, j’applique ma vision.

Je n’arrive pas à comprendre moi-même le sens de ce que je fais. Il y a tellement de choses dues au hasard, et à la chance qui font qu’un film prend un autre chemin, reflète d’autres messages. L’adolescence… Peut-être qu’au fond les artistes, acteurs incarnent à la perfection l’adolescence et qu’au fur et à mesure des changements, le thème paraît comme s’il était en permanence présent.

Il y a beaucoup d’énergie dans vos films, c’est cela qui charme énormément le public. Comment ça se fait que dans vos derniers films, vous avez eu autant de conflits et de problèmes avec vos acteurs ? Comment une si belle énergie peut-elle devenir une source de conflits ?
Je m’entoure d’acteurs / actrices que je trouve passionnants. Je les cherche pendant longtemps avant de les avoir. Rechercher l’être exceptionnel qui va porter le film à l’écran, prendre son temps… Donc, c’est souvent des personnalités très fortes. L’art dramatique et le travail immense qu’il nécessite demande à ce qu’un élément essentiel parfois du film peut craquer. On a affaire à des êtres en état de création, face à des êtres en pleine exaltation. Quand tout cela se termine, il y a un vide, une dépression, une chute… Ce qu’on garde en bon souvenir pour les uns peut être désastreux pour les autres. Une merveille pour eux, des inimitiés, des naissances, des couples qui se forment : j’ai eu pas mal de naissances et de couples sur mes films. Et c’est comme ça, c’est la vie. Après, les conflits dans le cinéma, il y en a à la pelle et malheureusement parfois, ça empêche que le film s’exprime. Mais les conflits que j’ai eu avec quelques-uns / une ne fait pas d’eux ou d’elles de mauvais acteurs / actrices, ils / elles restent à mes yeux des talents inouïs. Je ne les regretterai pas pour si peu. Tant pis s’il y a eu une volonté de scandale réel ou irréel. Ils sont ma fierté, et j’ai trouvé des gens qui ont renouvelé le cinéma français. Avec un tel charisme et une telle aura, ils font peur au monde. Initialement, c’est l’être profond qui s’exprime dans un personnage et non pas sa personnalité qu’on peut voir faire du charme dans la presse, parfois…

Les jeunes étudiants en cinéma qui sont là sont intimidés par votre présence. Nous, on vous a vu évoluer de « Bezness » jusqu’à « Mektoub my love ». Qu’avez-vous à leur dire ?
Depuis « Bezness », j’ai eu beaucoup de chance. C’est à une pointure américaine de dire ça (rire). En même temps, j’ai rencontré des personnes exceptionnelles, des metteurs en scène hors du commun, des acteurs formidables. Finalement, je me sentais plus metteur en scène qu’acteur. J’ai puisé de ce côté-là et c’est globalement un parcours léger, je trouve que j’ai eu vachement de la chance. Ce n’est rien d’autre. J’essaye de puiser dans une forme de liberté, d’échappée, de sensualité. Je me sens bien avec mes contemporains…

Masterclass / Rencontre avec Abdelatif Kechiche modérée par Mariem Azizi

Êtes-vous en train de suivre le cinéma tunisien ces dernières années ?
Vraiment j’ai une très grosse lacune qui remonte à des années, jusqu’à maintenant. Je n’ai plus le temps. Je n’ai pas l’esprit à voir des films, comme je suis tout le temps sur terrain. Et c’est général, ce n’est pas propre au cinéma tunisien. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe dans le cinéma du monde. Le travail me prend trop de temps. J’aimerais bien en voir comme avant.

On ne vous voit jamais en Algérie, vos films ne passent pas là-bas. Est-ce que vous voyez des films algériens ?
On a 4 ou 5 millions d’Algériens en France. Le cinéma algérien est très à la portée de nos jours. Il n’y a plus de frontières. C’est une chance. Je sais que le cinéma algérien est exceptionnel et l’Algérie est aussi très riche de sa littérature.

Personnellement, je n’ai pas pu être un grand acteur…

Pourquoi Kechiche insiste en poussant jusqu’aux limites du supportable dans certaines de ces scènes ? Est-ce que c’est lié à la matière qui tourne ou est-ce que c’est prémédité dès le début pour nous faire « torturer » en quelque sorte à travers la longueur notamment de quelques scènes qui restent marquantes ?
Je n’ai pas voulu paraître sadique, hein ? (rire). C’est comme les repas, il y en a qui les trouve lents, consistants, ou trop copieux. Moi, j’aime beaucoup les images. C’est toujours difficile de trouver un équilibre qui correspond aux attentes de chacun. Un film, ça s’oublie avec le temps, les images aussi, et souvent ce qui nous a ennuyés peut nous exalter plus tard…

Peut-on imaginer un Kechiche tourner en Tunisie avec des acteurs locaux ?
Oui. Un sentiment plus qu’envahissant. Donc, oui bien sûr. Ce n’est pas à écarter.

Le cinéma tunisien se porte très bien : il est polyvalent, en pleine effervescence et dégoulinant de créativité.

Dans vos premiers films, il y avait la thématique de la migration en France. Après, c’est devenu un choix que vous faites. Ce sont des thématiques franco-françaises qui nécessitent une connaissance de l’histoire de la France. Après le film « Mektoub My Love », la question de l’intégration ne se pose plus. Les personnages ne se demandent plus s’ils font partie de la France ou pas. On voit qu’ils jouissent librement de la vie. C’est un choix que vous avez fait et que je trouve sulfureux, non seulement dans les sujets mais aussi dans les thématiques…
Je reconnais qu’il y a des moments de lourdeur dans le film qui ne devraient pas être là mais qui me plaisaient. C’était une question de montage. C’est une histoire qui m’avait bouleversé et j’ai eu envie d’en faire un film avec des personnages fascinants. C’est difficile d’expliquer ce que j’ai voulu dire par ce film. Pour « Vénus noire », il y a eu ces scientifiques qui l’ont disséqué. Leurs propos ont eu lieu à des discussions, et ont fait office d’archives pour l’histoire. Les moulages de ce corps existent toujours dans un musée. C’est presque une relation métaphysique que j’ai avec ce personnage. Son énergie m’a habité pendant plusieurs années, j’ai eu envie d’en parler. J’ai eu envie de la raconter. Je suis fier de l’avoir fait. Si vraiment je pouvais vous dire mes motivations quant à la réalisation de tel ou tel film, je l’aurais dit… Les motivations profondes, je ne peux pas les connaître. Désolé.

Dans votre parcours, vous avez eu l’occasion de collaborer étroitement avec Ghalya la Croix. Vous formiez un duo. On voit que votre duo, dans les coulisses, marche très bien. Qu’est ce qui fait sa force ? Qu’est-ce que vous vous apportez mutuellement ?
Encore de la chance de l’avoir rencontré. Ghalya a un caractère « de cochon » par moments. Mais ce qu’on a fait à quatre mains reste entre nous. (Rire) C’était bien sûr, enrichissant de la connaître.

Je crois que le cinéma, c’est aussi le groupe : la réussite de tout un groupe qui a porté le travail jusqu’au bout.

Une fois Bertolucci a dit « Pour filmer des corps nus, il faut que la caméra ne soit ni trop près ni trop loin », mais vous avez inventé cette manière de filmer de près, comme si cela pouvait permettre de repousser le plaisir, surtout dans vos derniers films. Est-ce que c’est vrai ?
C’est un sujet vaste « Le corps ». Il n’est peut-être pas intéressant de s’y étaler… C’est un travail difficile, le filmer est stressant. Saisir le moment où on capte quelque chose, ça mérite d’en faire des images, ce moment-là. C’est en tout cas toujours un plaisir de transmettre, d’en faire des images. Ai-je répondu ? (Sourire).

Dans cette époque difficile, quelles sont vos préoccupations actuelles ? Qu’est-ce qui vous tracasse en tant qu’être humain ? Votre rapport à cette époque ? Y a-t-il des sujets que vous aimeriez traiter, sortir ?
Quand on a de nombreuses motivations, à vouloir changer de monde : au fur et à mesure que le temps avance, c’est toujours les mêmes préoccupations de toute l’humanité. J’ai désespéré depuis le début du siècle dernier. Je fais des films pour retrouver un peu de dérision, de rires, de larmes, de rencontres. C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper.

 

(Rencontre collective modérée par Mariem Azizi )

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