Dans plusieurs pays de par le monde, le concept bio continue à trouver une résonance particulière, où on enregistre une demande quotidienne en hausse. Le nombre d’agriculteurs, de producteurs et de consommateurs biologiques ne cesse de se multiplier et l’exportation des produits biologiques pourrait constituer un pilier de la croissance des exportations agroalimentaires. La Tunisie n’a pas fait exception à cette règle et choisit de faire le pari que le pays est en marche vers une révolution bio. Pour en savoir plus sur ce chantier, regroupant à la fois les enjeux et les objectifs envisagés, La Presse donne la parole à Mme Samia Maamer, directrice générale de l’agriculture biologique au ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, pour qui, il existe d’énormes potentialités qui demeurent encore inexploitées, à l’heure où ce secteur est en train de se dessiner afin de prendre une grande place dans notre économie. Interview
Quelles sont les dates qui marquent l’histoire de l’agriculture biologique en Tunisie ?
On fête, aujourd’hui, le 20e anniversaire de l’agriculture biologique en Tunisie. Cela fait deux décennies que la première réglementation en la matière a été instaurée dans notre pays avec la loi n°99-33 du 05 avril 1999. Mais le concept bio existe, bel et bien, en Tunisie avant même cette date, puisqu’aux débuts des années 1980, on est arrivé à identifier quelques agriculteurs et une dizaine de projets ont été certifiés. Depuis cette date, on ne cesse d’essayer de mettre en place l’infrastructure et les textes réglementaires nécessaires pour que ce secteur puisse émerger, faire face à l’évolution du marché, se positionner dans l’appareil productif et se développer.
Pour pousser ce secteur encore plus loin, on a créé en 2010 la direction générale de l’agriculture biologique qui a comme missions principales, d’élaborer les stratégies et les concepts opérationnels pour le développement de ce secteur, préparer les plans de développement et les exécuter, appuyer les projets et les investissements réalisés et assurer leur suivi, assurer la coopération internationale, la promotion du secteur bio et des produits bio, la formation et la vulgarisation en bio mais surtout l’autorité compétente garante du système de contrôle pour le secteur.
A partir de 2004, on a élaboré deux stratégies. Pour la première (de 2005 à 2009), elle a visé l’organisation du secteur et la mise en place des structures nécessaires. La Tunisie était, donc, le premier pays africain et arabe ayant mis en place une réglementation pour l’agriculture biologique, ce qui nous a permis d’avoir un savoir-faire important en matière réglementaire mais aussi en matière de développement du secteur. S’agissant de la deuxième (de 2009 à 2014), elle s’est focalisée essentiellement sur le développement des superficies, le développement de la production et l’augmentation des chiffres d’affaires.
D’ailleurs en 2010, on a atteint plus de 400 mille ha certifiés bio. A partir de 2011, la situation a changé avec la régression des superficies des terres domaniales certifiées et d’une partie des forêts. Malgré cette situation, le secteur a repris, vu l’intérêt remarquable de la part des opérateurs privés (investisseurs nationaux mais aussi internationaux).
Sur un autre plan, depuis 2009, la Tunisie était et est toujours l’unique pays africain et arabe à bénéficier de la reconnaissance d’équivalence avec l’Union européenne (UE) pour l’exportation des produits biologiques. Cette reconnaissance a été reconduite en juin 2015 pour une durée indéterminée. En 2011, on a eu aussi la reconnaissance d’équivalence avec le marché suisse qui a un potentiel énorme. Ces reconnaissances facilitent l’accès des produits tunisiens sur le marché européen puisqu’on n’a plus de barrières aux niveaux des frontières avec l’UE.
Au regard des atouts de la Tunisie dans ce domaine et des potentialités qu’offre le secteur sur les marchés internationaux, quelle stratégie à appliquer pour le développement de ce secteur?
La nouvelle stratégie, qui tire les leçons des anciennes, vise à bâtir un modèle tunisien de l’agriculture biologique, soutenu par une meilleure gouvernance du secteur. Cet objectif ne peut voir le jour qu’avec la protection de la santé, la préservation de l’environnement, l’assurance d’une équité tout au long de la chaîne de valeurs, et l’amélioration de la rentabilité économique des projets biologiques.
Pour notre nouvelle stratégie de développement du secteur de l’agriculture biologique à l’horizon 2030, on a fixé deux objectifs majeurs : contribuer à dynamiser et diversifier l’économie nationale à travers le développement et la valorisation du secteur de l’agriculture bio et concevoir un processus de gouvernance du secteur. Lorsqu’on parle de développement, cela concerne les 20 filières et chaînes de valeur biologiques, les bio-territoires, les circuits bio-touristiques, les plans nationaux, les études et les programmes d’appui existants. Quant à l’objectif de gouvernance, il s’intéresse essentiellement au renforcement des capacités, la crédibilité du contrôle, la compétitivité du secteur, la traçabilité ainsi que la veille, l’évaluation et le suivi.
Je vous confirme que le grand chantier du secteur commence à ce niveau-là. Des études de marketing, d’opportunité et de zones de captage ont commencé. On a, également, avancé dans le programme d’appui en offrant la formation et les incitations nécessaires, outre l’information et la promotion de produit bio pour soutenir l’export.
En ce qui concerne la compétitivité, l’objectif est de maintenir les reconnaissances (UE/Suisse) mais aussi d’obtenir la reconnaissance américaine. Tous ces travaux visent essentiellement à promouvoir l’image de la Tunisie liée au bio. A cet égard, la nouvelle stratégie ne s’articule pas autour des chiffres. C’est tout un concept à développer ! Pour cela, on travaille actuellement sur la protection de la santé à travers la sensibilisation de la population des bienfaits des produits bio. On vise également à introduire les produits biologiques dans les hôpitaux, dans les écoles et dans la restauration collective. Cela en coopération avec le ministère de l’Education, les écoles privées et le ministère de la Santé. S’agissant de la protection de l’environnement, l’objectif c’est de créer des fermes biologiques pilotes autour des zones de captage des eaux. Le but n’est pas de produire bio, mais de préserver ces zones de captage notamment les barrages d’eau de tout ce qui est ruissellement chimique suite à l’utilisation des pesticides qui risquent de contaminer les eaux que nous consommons.
Quant à l’aspect de la gouvernance : pour préserver tout ce système-là, il y a un besoin de renforcer la capacité des cellules centrales ou régionales des services bio. Il faut, également, renforcer la capacité des cellules des services d’appui, dans les centres techniques, dans les groupements interprofessionnels, dans les autres ministères…Donc, il y a tout un programme national de formation, sur les différents aspects qui concernent l’agriculture biologique.
Le dernier volet c’est le système de contrôle. La préservation de la crédibilité de ce système, le renforcement du système de traçabilité, du système de veille biologique réglementaire, du système technique et économique devient l’une des priorités du ministère. C’est, en fait, le premier axe de cette stratégie, car on parle d’un système de suivi et d’évaluation…
Ainsi, pour garantir que notre stratégie a répondu à ses objectifs, que tous ces travaux ont été réalisés et qu’ils ont réellement l’impact attendu, il faut qu’il y ait un système d’évaluation et de suivi. L’objectif n’est pas de produire en bio, mais c’est de préserver ces ressources naturelles, préserver la santé, préserver l’environnement…changer les mentalités.
Pourquoi une nouvelle stratégie, surtout que les deux premières sont proches en terme de date ?
L’investisseur qui est amené à prospecter les marchés ou à faire un état des lieux de la filière des produits bio n’est pas sans rencontrer d’embûches. Il faut tout d’abord faire face à la première contrainte qui est celle de la difficulté de l’information concernant les produits bio, contrairement aux produits conventionnels de l’agroalimentaire pour lesquels les statistiques de production, de commerce extérieur, de distribution de gros, de détail de la consommation sont abondantes. Les données disponibles sur la consommation européenne sont agglomérées car basées sur des estimations. De même qu’en l’absence de nomenclature douanière permettant d’identifier les produits biologiques, il reste difficile de faire une fine analyse des flux commerciaux. Pour dépasser tous ces obstacles et avoir une stratégie répondant aux besoins des opérateurs, on a procédé à la mise au point d’une nouvelle stratégie, en se basant sur les deux anciennes et en focalisant sur le renforcement de notre système de contrôle et de traçabilité.
Dans ce cas, le certificat est devenu une exigence et un gage de sécurité.
Absolument ! Pour les produits biologiques, nos entreprises et nos organismes s’engagent souvent dans une démarche de certification qui répond aux normes internationales. Cette certification est devenue, aujourd’hui, une exigence pour l’export. C’est un atout pour gagner la confiance des clients dans les quatre coins du monde. Donc, la délivrance du certificat représente un gage de sécurité pour le consommateur et l’utilisateur. Ce certificat permet notamment d’attester que les produits contrôlés ont respecté le cahier des charges en matière d’agriculture biologique.
Tous ces efforts ont permis de faire avancer les exportations du secteur. Mais il y a eu aussi d’autres incitations. Est-ce que vous pouvez développer ce point ?
En Tunisie, il existe des incitations financières spécifiques pour le secteur de l’agriculture biologique. Je peux notamment citer une subvention de 50% sur le coût du matériel, équipements et outils spécifiques à l’agriculture bio avec plafond de 500 mille dinars auprès de l’Apia. Il existe, également, une subvention de 50% sur les matériels et équipements spécifiques à la production du compost et valorisation des déchets organiques. On note aussi une subvention de 70% sur le coût de contrôle et de certification pour l’agriculture biologique et une autre de 50% sur les frais d’analyse, d’inscription et test d’essai des intrants spécifiques à l’agriculture bio. A tout cela s’ajoute une suspension de droits de douane et de la TVA sur certains intrants spécifiques. Tous ces avantages représentent une avance importante pour le secteur.
A ce niveau-là, il faut souligner qu’il existe des indicateurs très forts pour ceux qui veulent réellement développer ce secteur et par la suite réaliser un développement régional équitable. Il est aussi à rappeler que l’agriculture biologique est l’un des créneaux qui pourrait faire revivre ces zones marginalisées. Il faut, donc, compter beaucoup sur ce modèle, parce qu’outre les produits, on est en train de développer l’agrotourisme ou tout simplement le bio tourisme (un tourisme agricole biologique)… Aujourd’hui, les gens sont conscients et ils ont peur pour leur santé et leur environnement. Donc, les motivations pour développer ce secteur ne manquent pas. Le marché local n’est pas exclu, mais il reste encore beaucoup à faire pour son développement.
Sur un autre plan, on vient de créer depuis 2010 une division bio spécifique au niveau des commissariats régionaux au développement agricole. Cette division de l’agriculture biologique regroupe un arrondissement du guichet unique pour l’orientation et la facilitation de la commercialisation et de l’exportation des produits biologiques et un arrondissement de la vulgarisation et de la programmation en agriculture bio. Le guichet unique pour l’orientation et la facilitation de la commercialisation et de l’exportation des produits biologiques au niveau régional et central représente une structure, qui est unique en son genre au ministère de l’Agriculture, et opère sous la supervision de la direction générale de l’agriculture bio, l’autorité compétente en matière de contrôle des produits bio que ce soit en Tunisie ou dans le monde.
Ce système de contrôle est-il inspiré des modèles européens ou est-il spécifique à la Tunisie ?
Depuis 2001, la Tunisie a promulgué un texte de loi qui identifie les exigences internationales en matière de contrôle pour l’agriculture biologique. Ce texte a été modifié à deux reprises et à chaque fois, on l’adapte selon nos besoins et selon la réalité du terrain. Ce qui est intéressant, c’est qu’en Tunisie, on n’a pas copié le système de contrôle européen ou autre. Des organismes, qui sont toujours tributaires de l’agrément d’exercer en Tunisie, assurent cette mission. Donc, la fonction de contrôle revient au ministère de l’Agriculture, tout en donnant à ces organismes de certification, qui sont aujourd’hui au nombre de cinq (dont quatre étrangers et un tunisien), les prérogatives en matière de contrôle pour l’agriculture biologique.
Nous ne nous sommes pas arrêtés à ce niveau-là. Pour être unique à l’échelle internationale, on a créé un système de contrôle des contrôleurs ; ces mêmes organismes sont contrôlés par les contrôleurs de l’autorité compétente. Donc, on a créé tout un nouveau corps de métier, qui est les contrôleurs de l’autorité compétente et qui opèrent tout au long de l’année pour aller vérifier l’efficacité de contrôle des organismes de contrôle de certification. Donc, pour s’assurer davantage de l’efficacité de notre contrôle, qui est reconnu à l’échelle internationale, on a établi un système de contrôle de l’autorité compétente et on est tenu à faire au moins 5% des exploitations qui doivent être contrôlées annuellement. Ce système est unique en son genre.
Votre département avait annoncé un projet de création de cinq zones pilotes spécialisées en agriculture bio. Où en sommes-nous aujourd’hui?
Comme je vous ai dit, notre nouvelle stratégie vise à faire du bio un modèle de développement régional. C’est pourquoi on a visé dans cette nouvelle stratégie, qui est un peu différente, les régions défavorisées, là où il y a réellement un grand potentiel biologique. Il est vrai qu’on a annoncé un projet de création de cinq zones pilotes spécialisées en agriculture bio, à savoir le Bio-territoire de Kesra, à Siliana, le Bio-territoire de Sejnane, à Bizerte, le Bio-territoire de Haouaria, à Nabeul, le Bio-territoire de Majel Bel Abbès, à Kasserine et le Bio-territoire de Hazoua, à Tozeur.
Mais, par manque de moyens financiers, ce projet, qui est un partenariat entre le public et le privé, tarde encore à voir le jour. Mais on n’a pas baissé les bras et on avance à des pas lents mais stables. On a reçu des échos positifs de la part de la coopération italienne pour financer la zone de Haouaria où on vise à développer un projet pour la convertir en une zone biologique. Un énorme travail nous attend dans ce sens ; fournir les matériels, assurer la formation nécessaire et la promotion pour faire connaître la région, sensibiliser ses habitants de l’importance de ce projet, mettre en place la gouvernance locale…. Nous espérons que le reste viendra avec le temps car le fait de réussir à convertir une seule zone pourrait donner l’exemple et donner un coup de pouce réel pour finaliser ce projet énorme.
A cet égard, les programmes et les idées ne manquent pas pour réaliser tous ces chantiers. Mais en parallèle, les difficultés pour atteindre tous ces objectifs sont là et le financement reste toujours en tête de la liste. Mais malgré cette situation, nous comptons beaucoup sur le secteur privé, puisqu’il existe beaucoup de projets de coopération capables de financer ce secteur.
L’utilisation de notre logo est actuellement facultative. A quand le logo «Bio Tunisie» ?
L’utilisation du logo « Bio Tunisie » n’est pas obligatoire comme le cas de l’Union européenne où cette procédure est entrée en vigueur après des années. Pour l’instant, cette question n’est pas à l’ordre du jour, en Tunisie. D’ailleurs, c’est en 2010 qu’on a élaboré notre premier logo bio. Donc, nous ne sommes pas prêts aujourd’hui à imposer nos règles et à entrer dans ce grand circuit. C’est pourquoi cette nouvelle stratégie se base sur une autre approche qui vise essentiellement la promotion de l’image de la Tunisie bio à l’échelle internationale. Si notre produit bio tunisien est demandé au niveau international, on a déjà atteint notre objectif et le consommateur viendra le chercher chez nous. D’ici là, nous pouvons réviser et revoir l’utilisation de ce logo.
La Tunisie vise une reconnaissance tripartite avec l’UE et les Etats-Unis. L’Aleca sera-t-il le premier pas pour réaliser cet objectif ?
Le secteur de l’agriculture biologique est en dehors de l’Aleca (accord de libre-échange complet et approfondi entre la Tunisie et l’Union européenne) puisqu’on a déjà la reconnaissance mutuelle avec l’UE, qui estime que le secteur bio tunisien est beaucoup plus développé par rapport aux autres secteurs, malgré sa petite taille. En outre, l’UE nous conseille de ne pas fonctionner à travers l’Aleca, puisque nos accords dans ce sens existent déjà et nous avons la reconnaissance. J’ajoute aussi que pour le secteur bio Tunisie, on vise plus loin que l’Aleca : la Tunisie vise une reconnaissance avec les Etats-Unis d’Amérique , le Japon…et veut aller vers une meilleure introduction des produits bio sur ces marchés. L’objectif n’est pas de travailler uniquement sur l’huile d’olive, mais nous visons à introduire tous les produits bio.
Pour accéder à n’importe quel nouveau marché, il y a beaucoup de travail à effectuer… Nous sommes déjà sur le marché américain ; c’est pourquoi nous visons la reconnaissance mutuelle qui simplifie l’introduction des produits dans de nouveaux marchés. C’est pourquoi nous travaillons aussi sur l’image de la Tunisie aux Etats-Unis, puisque l’objectif c’est d’être reconnu en tant que bio tunisien.
Pour conclure, je vous confirme qu’aujourd’hui, on est capable d’exporter toute l’expérience que nous avons acquise en ce qui concerne notre modèle d’agriculture biologique. A ce niveau-là, on n’exporte pas uniquement des produits, nous serons capables d’exporter notre concept notamment vers l’Afrique.
Notre modèle est aujourd’hui capable de s’adapter avec n’importe quel autre modèle qui se trouve en Europe ou aux Etats-Unis et on a, bel et bien, enregistré une demande dans ce sens là. On a eu un travail à faire avec les Seychelles, où on a essayé de développer avec eux le modèle tunisien pour l’adapter au modèle des Seychelles. Il y a une autre demande de la part de l’Algérie, Madagascar…Donc, aujourd’hui, le modèle tunisien de l’agriculture biologique pourrait être exporté vers l’Afrique et permettrait le développement de nos structures de formation, enseignement, expertises, etc.