Accueil Actualités Justice transitionnelle – Chambre spécialisée de Tunis : Des Perspectivistes témoignent (Vidéo)

Justice transitionnelle – Chambre spécialisée de Tunis : Des Perspectivistes témoignent (Vidéo)


La chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Tunis a écouté lundi les récits de deux anciennes militantes de Perspectives. Un mouvement de gauche brutalement réprimé par le régime de Bourguiba dans les années 60 et 70.


Dès les années 60, un vent de liberté souffle sur une population estudiantine pétrie d’idéaux marxistes et maoïstes, qui ont le vent en poupe dans le monde. Ce vent-là a pour origine en Tunisie le mouvement Perspectives. Il est fondé à Paris à la moitié des années 60 en réaction à un détournement des urnes, qui donnait les étudiants de gauche gagnants des élections de l’Uget (l’Union générale des étudiants tunisiens), acquise auparavant au parti unique de Bourguiba, où les jeunes Tunisiens devaient choisir leurs représentants au congrès national du syndicat estudiantin, qui devait se tenir au Kef l’été 63. Perspectives va dominer le mouvement de contestation politique contre Bourguiba et sa mainmise sur toutes les structures de la société et se renforcer au gré de la répression disproportionnée qui s’abat sur ses leaders et militants.

C’est ce contexte-là qu’ont raconté deux victimes et témoins phares du mouvement, Zeineb Ben Said Charni et Raoudha Gharbi, lundi devant la chambre spécialisée en justice transitionnelle de Tunis. Des récits d’un très haut niveau intellectuel, jalonnés de profondes réflexions sur la justice, la mémoire, l’autoritarisme et ses ramifications, la démocratie et les droits de l’homme. Des applaudissements fusent de la salle à la fin de l’audition de Zeineb Charni et de Raoudha Gharbi.
S’il s’agit là de la seconde audience consacrée à Perspectives, c’est bien la première où les récits sont écoutés par la Cour, la première fois l’absence des avocats a rendu impossible l’interrogatoire par le président de la chambre des victimes présentes.

« Nous avons vécu à la marge de la société »
Etonnant : bien que les faits se soient passés il y a près de cinquante ans et que les deux dames aient déjà raconté leur histoire devant l’Instance vérité et dignité (IVD) et à plusieurs autres occasions, notamment dans le cadre de l’Association Perspectives/El Amel Ettounsi, leur émotion reste intacte et les larmes entrecoupent leurs propos. Le temps n’est pas toujours synonyme d’oubli et de deuil.
Brillante bachelière de 17 ans, Zeineb Ben Said Charni part à Paris poursuivre ses études de philosophie à la Sorbonne. Elle cofonde avec entre autres Ibrahim Razgallah, Hechmi Ben Fradj, Mohamed Saddam et Amor Charni le groupe Perspectives. Elle rentre en Tunisie en 1974 et commence en parallèle avec ses activités de militante à enseigner à l’âge de 22 ans à l’Ecole normale supérieure de Kairouan.

« Nous étions des jeunes avides de liberté, d’autonomie par rapport au régime et opposés à l’impérialisme et à la dérive autocratique du parti destourien, qui était tombé dans un monolithisme politique. Notre organisation était de gauche en même temps patriote, elle avait pour valeurs le pluralisme politique, la liberté d’expression et la justice sociale », explique l’ancienne militante.
Le groupe publie tracts et une revue intitulée Perspectives dans la clandestinité. Il brandit parmi ses slogans : « Point de Combattant suprême à part le peuple ». Ce qui provoque l’ire du Président, « Bourguiba ne supporte pas qu’une organisation de jeunes gens vienne critiquer ses choix et son système », souligne Zeineb Charni.

La jeune enseignante est arrêtée le 20 novembre 74. Elle est transférée à la Direction de la sécurité de l’Etat (DST), où elle retrouve douze autres filles du groupe. Considérée comme une des leaders, entre un interrogatoire et un autre, elle est tabassée par les agents de la DST, giflée et torturée. A moitié dénudée, elle subit pendant des heures la position du poulet rôti. Elle est traduite devant la Cour de sûreté de l’Etat et condamnée pour plusieurs mois de prison. En février 74, elle est libérée. Mais son calvaire ne s’arrête pas : son mari, perspectiviste également, et elle sont renvoyés de la fonction publique.

« Avec un bébé sur les bras, nous avons vécu en marge de la société jusqu’à l’année 1980. Aucun lycée privé n’a voulu m’embaucher, aucun journal n’e m’a donné un poste aussi petit qu’il soit, à part Démocratie de Hassib Ben Ammar où je me suis entendue avec le directeur pour signer uniquement de mes initiales. Nous sommes devenus des pestiférés, les gens avaient peur de nous approcher », témoigne-t-elle.
Mais Zeineb Charni, malgré les séquelles de la torture, est déterminée à poursuivre ses études et va décrocher au fil des ans son doctorat d’Etat en philosophie.
« Ce témoignage n’a pour objectif que de mettre fin aux pratiques répressives de l’Etat parti. Et d’exiger des excuses des responsables », ajoute l’ancienne perspectiviste.

Une université ouverte aux idéaux des années 60
Raoudha Gharbi ne partage pas ce point de vue de sa camarade. Pour elle la redevabilité est l’un des piliers du processus de justice transitionnelle. « Il faut juger les tortionnaires et les responsables politiques pour garantir la non répétition des violations », exige-t-elle.
Mais les récits se ressemblent et les souvenirs ont la même source. L’environnement de l’université tunisienne des années 60 et 70. Une université ouverte sur le monde et sur les idées et idéaux de l’époque, une université où l’on pouvait rencontrer et discuter avec des philosophes et enseignants tels que Derrida, Deleuze et Foucault. Raoudha Gharbi se nourrit de politique dans ce cadre-là tout en étant originaire d’une famille où la question nationale est enracinée dans les valeurs.

A 21 ans la jeune femme, parmi les meilleurs éléments de sa promotion, décroche sa licence en sciences de l’éducation, section psychologie de la faculté du 9 Avril. En parallèle, elle s’engage dans la préparation du Congrès de Korba, où des étudiants syndicalistes proches de Perspectives se mobilisent pour réformer les structures de l’Uget suivant une ligne plus démocratique. Mais le Congrès est interrompu par les autorités dans la violence. Les étudiants décident alors d’organiser une autre grande assemblée au Campus universitaire en février 72. C’est à la suite de ce second congrès que Raoudha Gharbi est arrêtée. Jusqu’en 75, elle connaîtra quatre autres incarcérations, plusieurs interrogatoires, notamment pour la punir de faire partie de la cellule de soutien aux familles des prisonniers perspectivistes incarcérés à la suite des procès de 72 et de 74. « Ils voulaient à tout prix me soutirer des aveux sur notre organisation : comment nous financions-nous ? Ses membres ? Son programme ? Ses tracts ? Nos relations avec les médias étrangers ? »,lui demandaient-ils entre un coup et l’autre dans une geôle minuscule à la Sécurité de l’Etat.

« Lors de ma détention à la DST en novembre 73, j’écoutais les hurlements de mes amis en train d’être torturés. Celui qui a désespéré le plus ses bourreaux c’est Ahmed Ben Othman Raddaoui, qui s’évanouissait, reprenait conscience après avoir été aspergé d’éther puis subissait d’autres exactions sans révéler un mot de ce qu’il sait », témoigne Raoudha Gharbi, la voix remplie d’émotion.

Une répression démesurée
Comme sa camarade Zeineb Charni, Raoudha Gharbi souligne la dimension excessive et démesurée de la répression exercée sur ce mouvement de jeunes pacifiste et moderniste : « démuni de ceintures explosives et de valises de devises ramenées de l’étranger et sans véritable volonté de prendre le pouvoir ». Un mouvement qui adhérait aux choix émancipateurs de Bourguiba tout en voulant juste participer à la construction du pays dans un climat de liberté.
« Tout ce que la police a pu confisquer lors de ses fouilles dans nos maisons se réduit à des livres, des tracts et un ancien modèle de machine à écrire », soutient Raoudha Gharbi.

Pour avoir exprimé des idées et manifesté une opposition à Bourguiba, Raoudha Gharbi et son mari Tahar Chagrouch, également militant perspectiviste, après avoir assisté à un procès inéquitable devant un tribunal d’exception, vont vivre dans une situation de précarité pendant…trente ans et plus de dix ans de contrôle policier.

« Taxée de gauchiste, qui fait peur, je n’avais ni bureau, ni dossiers sur quoi travailler, ni ambitions de monter en grade au ministère de la Culture, où j’ai vécu au frigo de très longues années », témoigne-t-elle.
Un des avocats des victimes, le doyen Abderrazak Kilani, a demandé au président de la Cour de redoubler d’efforts pour faire comparaître les présumés responsables lors de la prochaine audience.
« C’est humiliant pour les victimes de constater l’absence des accusés. Certains ont disparu, d’autres sont malades ou très âgés, quand verront-ils, eux qui attendent depuis des années, l’issue de cette affaire? », s’est interrogé Maître Kilani.

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