Accueil Magazine La Presse L’Acropolium de Carthage repasse aux mains de l’Etat : Requiem pour un monument

L’Acropolium de Carthage repasse aux mains de l’Etat : Requiem pour un monument


Après un long périple dans les dédales des tribunaux, le verdict est tombé comme un couperet. La concession d’exploitation de l’Acroplium de Carthage prend fin. Mustapha Okbi, timonier à la barre depuis la transformation de cet espace et le lancement de plusieurs événements culturels, doit quitter les lieux. Une décision qui vient mettre un terme à une belle partition culturelle qui a duré plus de trente ans. Une dernière sonate, pour l’Octobre Musical, vient d’être jouée au prétoire. Retour sur la naissance d’un temple de la culture.


Dans les années 60, suite à des accords avec le Vatican, la Cathédrale Saint Louis Primatiale d’Afrique a été affectée au ministère de la Culture. Depuis, elle est restée fermée, livrée aux dégradations du temps et des hommes durant 30 ans.
En effet, pour la Tunisie indépendante, elle était marquée du sceau colonial du protectorat. Trente ans plus tard, Mustapaha Okbi a pensé que le pays souverain était décomplexé par rapport à cette période d’autant que le discours officiel proclamait fièrement ‘’Tunisie carrefour des civilisations’’. Ce slogan conceptualisé intégrait donc la période coloniale dans le train des conquêtes, invasions, occupations et autres péripéties de l’histoire du pays.
A chacune de ses visites à Carthage, Mustapaha Okbi observait l’agonie à petit feu du monument. Par humanisme et conscient de la valeur du patrimoine historique du pays, il lui était difficile d’admettre de voir disparaître le témoignage de 70 ans de notre histoire.

Un plan de sauvetage
Encouragé par le directeur du site et conservateur du Musée de Carthage, il a présenté au ministère de la Culture un plan de sauvetage, de mise en valeur et d’animation de ce monument. Après des années de négociations et d’atermoiements, de rendez-vous en rendez-vous, il parvient à arracher une convention de concession.
A l’époque, ce fut la seule et unique concession, octroyée par le ministère de la Culture, à une entreprise culturelle privée et une première en ce qui concerne les termes léonins de la convention, qui dit, qu’en échange de la prise en charge des travaux de consolidation et de mise en valeur d’un monument, en très mauvais état, pour le moins qu’en puisse dire, il fallait ajouter le paiement d’une redevance annuelle, à l’Agence en charge de la conservation et de l’entretien du patrimoine. Okbi a accepté ce deal, pour réaliser une aventure passionnante de bien public en même temps qu’une action citoyenne.
Une fois signée la convention en 1992, il fallait concrétiser les promesses de financement. Mustapaha Okbi se souvient du moment où il a fait visiter le monument à un éminent banquier, «il a été effaré de constater l’ampleur et le coût des travaux nécessaires. J’ai réussi à le convaincre que l’investissement prévu dans les études sera respecté, mais, quant à la rentabilité, plutôt qu’une rentabilité directe, il fallait plus attendre de la valorisation de l’image de tolérance et de conscience du patrimoine, ainsi que des retombées qui en résultent sur le commerce, l’éducation, la culture, le tourisme, les loisirs et tous les autres facteurs par lesquels on juge de la vitalité et du capital confiance, qu’on accorde à une région, à un pays», se remémore-t-il.

Des travaux
Pour les travaux proprement dits, Okbi a bénéficié de « la connaissance et de la pratique de M.Abdelmajid Ennabli, directeur du site et conservateur du Musée de Carthage, auteur de nombreuses publications et fondateur du Cedac, périodique aujourd’hui disparu, compte rendu des résultats des fouilles archéologiques en Tunisie et qui avec acharnement contre les menaces de spéculateurs, a su protéger et étendre le périmètre du Parc archéologique de Carthage». En ce qui concerne les travaux de restauration, il a bénéficié «des souvenirs du dernier Père Blanc résident encore à Carthage, arrivé comme séminariste en 1920 et qui a quitté Carthage en 2001. Il a été directeur du Musée Lavigerie, spécialiste d’Archéologie punique », souligne-t-il.
Cependant, «A aucun moment, ni au cours ni à la fin des travaux, ne serait-ce que pour constater la bonne exécution de ces travaux, je n’ai reçu la visite d’un quelconque fonctionnaire représentant l’Agence signataire et bénéficiaire de la redevance », souligne M.Okbi.
La première tranche des travaux de consolidation, de restauration et de mise en valeur… a duré plus de deux ans, il fallut deux ans de plus pour régler un litige avec un squatter qui occupait l’espace entre la Cathédrale et le Musée et permettre au bénéficiaire de la concession de réaliser la deuxième tranche pour l’aménagement de l’accueil, des sanitaires et du jardin. Ainsi sans qu’il en coûte un centime à l’Etat, un nouvel espace de prestige destiné aux activités de culture, tourisme et loisirs, est venu enrichir le paysage carthaginois.

L’initiative saluée
A l’époque, cette initiative fut saluée tant pour la réussite d’avoir sauvé ce monument que pour les activités qui l’animent. «Je voudrais évoquer en ces temps de piété ambiante un ‘’hadith’’ qui dit : ‘’celui qui fait revivre une terre morte en devient propriétaire’’. Loin de moi de faire d’un ‘’hadith’’ une loi, mais je pouvais espérer que le travail que nous avons accompli provoque un élan vers un partenariat plus élargi», a-t-il indiqué.
Mais le comble fut que M.Okbi a subi la réaction inverse de la part du ministère, et particulièrement des différents directeurs généraux de l’Amvppc, auprès desquels, il n’a rencontré ni intelligence ni sympathie mais seulement des obstacles. «Ils adoptèrent le parti pris de s’opposer systématiquement à toutes nouvelles propositions et projets d’aménagement et de développement du site de Byrsa et de la région de Carthage, tels qu’un projet de son et lumière sur l’histoire de Carthage (resté sans réponse). Un autre projet qui fut refusé porte sur l’aménagement, dans le jardin de l’Acropolium d’une plate-forme en élévation, offrant un panorama sur Tunis, La Goulette, le golfe de Carthage, les ports puniques… avec audiophone de différentes langues; pourtant partout dans le monde, toute position géographique en hauteur est exploitée de cette manière. De même qu’ un projet portant sur l’assainissement et l’aménagement du bois environnant la colline de Byrsa et la construction d’un théâtre de poche de plein air, qui n’aura aucune suite.

Des projets, encore et encore
Mais Mustapaha Okbi ne baisse pas les bras. En 2005, il présente au ministère de la Culture le projet ‘’La Maison des Arts et des Cultures de l’Afrique et de la Méditerranée’’, situé derrière le cimetière américain de Carthage, dans un domaine ‘’Senia‘’ ou ‘’Borj’’ ‘’Dar Boukhriss’’, vieille demeure tristement abandonnée et gravement dégradée. Après accord de principe du ministère, il a effectué les études techniques, architecturales, financières, programmes d’activités. «Un dossier complet du projet comprenant l’accord de partenariat de la BAD et Euromed fut remis, en 2007, au ministère. De lentes et laborieuses négociations suivirent jusqu’au jour où le silence s’établit. Fin 2010, il relance le projet. En 2012, il est convoqué par la commission de l’Institut du Patrimoine. «Comme je le dis plus haut, je n’ai cessé depuis de relancer ce dossier auprès de tous les ministres qui se sont succédé depuis 2006. Le dernier entretien que j’ai eu fut en 2017 avec l’actuel ministre, il m’écoute attentivement et convoque un attaché de cabinet pour être mon vis-à-vis sur ce dossier, je me presse de soumettre pour la énième fois le dossier complet du projet «Maison des Arts et des Cultures de l’Afrique et de la Méditerranée» «Borj Boukhris». A ce jour, aucune nouvelle de la part de ce collaborateur du ministre. Entre-temps, je vous invite à visiter ce site, qui, au lieu de resplendir au bénéfice de tous, poursuit aujourd’hui son inexorable destruction», assène-t-il.

Programmation culturelle tous azimuts
Il n’empêche, dès le départ, M.Okbi a fait le choix de la polyvalence et de la diversité autour des beaux-arts et de toutes autres formes d’expression, ce qu’on aime entendre, voir et comprendre. De mémoire il cite les expositions :
A/ Les peintres tunisiens résidents en France,
B/ Les peintres de l’Ecole de Tunis,
C/ La céramique sicilienne de Caltegironi ainsi que
D/ Les costumes du film «Le guépard»,
E/ Le design italien des années 1950.
F/ L’événement Byrs’art 2001 qui réunit des artistes tunisiens et français sur la colline de Byrsa (Musée, Acropolium, place de l’Unesco), qui ont travaillé sur le thème art et archéologie et dont certaines œuvres sont encore en place (Escalier de Decumanus avec alphabet punique sur chaque marche, l’arche qui donne accès à la place de l’Unesco et ‘’les pierres qui parlent’’ dans les jardins du Musée de Carthage).
G/ Célébration du 1.600e anniversaire de Saint Augustin, en collaboration avec le centre des études augustiniennes de Genève.
H/ Un colloque qui a réuni d’éminents savants de la fondation Friedrich Naumann, sur le thème «Monothéisme et modernité».
I/ Une manifestation sur le thème «Patrimoine vivant», aussi plaisante que didactique, qui montre les traditions et techniques ancestrales de la transformation de la laine en tissu, du blé à la semoule, de l’argile à la poterie, réalisée en collaboration avec l’Ontt.
J/ Une magnifique exposition, offerte par l’ambassade des Pays-Bas, avec 60 modèles de bicyclettes qui circulent aux Pays Bas qui a connu un immense succès et qui fut couronnée à la fin par une course cycliste autour de Carthage.
K/ De très nombreux concerts de musique, de la soulamiya au soufi en passant par le jazz et l’électro et surtout l’Octobre musical de Carthage, festival international de musique classique depuis 1994.
Il est à mentionner aussi que l’Acropolium a été mis, à titre gracieux, à la disposition des manifestations organisées par différentes associations de bienfaisance pour réunir des fonds de soutien à des actions humanitaires.
Sans parler des visites de touristes excursionnistes et les nombreux visiteurs individuels curieux de retrouver un monument entretenu et mis en valeur consacré à un grand roi de France, sur le sol tunisien, la fréquentation des étrangers aux concerts et autres événements qui se tiennent à l’Acropolium est de l’ordre de 30%, selon M.Okbi.

Sommation pour quitter les lieux 
«Depuis 2009, date à laquelle s’achève la concession, alors qu’il est prévu dans les clauses de la convention la possibilité de prolongation, l’Amvppc (jamais agence n’a aussi bien mérité son nom !) fait paraître en catimini un appel d’offres bâclé, sans doute destiné à quelque favori, pour la concession de l’Acropolium. Je suis informé de cet appel d’offres, la veille de la remise des plis, j’arrive à répondre in extremis, le résultat n’est jamais paru. Après cet appel d’offres avorté, la même agence procède par injonction d’huissier, me réclamant de quitter les lieux. Mes tentatives de trouver un terrain d’entente furent vaines. Face à cette attitude, j’ai décidé de porter devant les tribunaux ce qui menace l’existence de l’Acropolium», explique M.Okbi.
Selon les arguments avancés pour rompre la concession, l’Amvppc évoque un défaut de paiement de la redevance, or, celle-ci à été «régulièrement payée mais refusée par l’Agence», assure M.Okbi.
Le second grief porte sur l’arrivée à terme de l’échéance de la convention, «notre réponse est, dans ce cas, soit la possibilité de la prolonger, soit un nouvel appel d’offres», indique M.Okbi. Cependant, il assure apprendre par ailleurs, «qu’un projet d’aménagement de la colline est prévu. Dans ce cas, pourquoi n’en suis-je pas informé, ne serait-ce que comme partie prenante durant plus de 25 ans, dans l’histoire de cette colline. voilà où nous en sommes». Ceci dit, M.Okbi, fatigué, avoue se résigner. «De toute façon, je suis décidé à quitter ce partenariat, mais avant qu’il en soit ainsi, je réclame une passation en bonne et due forme, d’abord un rapport d’expertise contradictoire entre l’état du monument au début et à la fin de concession, bien évidemment le règlement de la situation du personnel qui a accompagné ce projet durant 25 ans, enfin régler les engagements vis-à-vis de l’administration et des partenaires nationaux et internationaux», révèle-t-il.

Inquiétudes
Mais il semble que les inquiétudes de M.Okbi ne se limitent pas seulement à l’Acropolium, mais à l’ensemble de la politique culturelle du pays. «Lorsque nous constatons le Musée de Carthage démantelé, le Musée de Bardo dénaturé, les œuvres des artistes plasticiens croupissant, on ne sait dans quelles conditions, l’état déplorable des sites et monuments de notre patrimoine historique. Cette situation a de quoi provoquer l’inquiétude», conclut-il.

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Un commentaire

  1. Bellostas Dominique

    7 mai 2020 à 13:27

    De 2001 à 2005, nous avons vécu à Carthage Byrsa, au pied de l’Acopolium. Les mois d’octobre étaient pour nous des rendez vous très attendus. Les concerts donnés dans la cathédrale Saint Louis restent en effet, des souvenirs très forts.
    Nous regrettons fortement leur disparition.
    Bonne chance à ce lieu unique.

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