Économistes et spécialistes de la question sociale plaident pour la mise en place de politiques sociales qui garantissent l’égalité des chances et l’accès équitable aux droits sociaux.
Tenue sous le thème « Pauvreté, inégalités, précarité, redistribution : quelles politiques pour sortir de la crise sociale?», la deuxième conférence d’“Econ4Tunisia confrénces” a réuni, hier, à Tunis des experts économiques et des spécialistes de la question sociale pour débattre de la crise sociale que vit la Tunisie. Le coup d’envoi du débat a été lancé par l’économiste Abderrazak Zouari, en présence de plusieurs panélistes, en l’occurrence Elyes Jouini, professeur universitaire d’économie, Hassen Zargouni, directeur général du bureau d’études Sigma conseil, Habiba Ben Romdhane, ancien ministre de la Santé et professeure de médecine, Lilia Peters, représentante résidente de l’Unicef à Tunis, et Messaoud Romdhane, ancien président du Ftdes. Les divers intervenants ont discuté, tour à tour, plusieurs aspects de la crise sociale, notamment de l’éducation et de la santé dans laquelle le pays s’est englué, il y a plus d’une dizaine d’années.
La situation sociale risque d’exploser
Pour l’ancien ministre Elyes Jouini, la question des inégalités sociales, étant liée par une relation causale avec les politiques publiques, se réfère au contrat social établi par le système politique. Le déséquilibre de ce dernier remet en cause, affirme-t-il, le système politique installé. Citant l’exemple de la présidentielle de 2019, l’économiste a noté que l’arrivée au second tour des élections de deux candidats, Kaïs Saïed et Nabil Karoui, qui s’adressaient dans leurs discours électoraux aux déshérités, met l’accent sur une détresse sociale multifacette. D’une part, elle reflète la “démonétisation des diplômes” et, d’autre part, met en exergue les inégalités territoriales. Dans ce sens, le panéliste a souligné que la dégradation de la qualité de l’enseignement en Tunisie s’est transformée en vecteur de rejet du système éducatif. Par ailleurs, l’ancien ministre a précisé que le déséquilibre patent dans la répartition territoriale des taux du chômage et de pauvreté met en lumière les inégalités territoriales évoquées. Alors que le taux de chômage varie aux alentours de 10% dans les régions côtières, il s’élève à 34%, affirme-t-il, dans les régions frontalières avec l’Algérie. Pour le professeur Jouini, le fait que la richesse de 6.500 personnes en Tunisie — dont le patrimoine dépasse le 1 million de dollars — croît de 16,5% par an, alors que depuis des années le taux de croissance du PIB peine à franchir les alentours de 2,6% (le taux le plus élevé atteint depuis 9 ans), montre que le fossé entre les classes sociales continue à s’aggraver face à un immobilisme affiché de la part des autorités. Et vu la situation critique que ce soit à l’échelle politique ou sociale, l’économiste a recommandé, dans ce contexte, d’engager des solutions pour réformer la fiscalité dans l’immédiat. A ce titre, il a proposé une taxation du patrimoine précisant qu’il ne s’agit pas d’une politique fiscaliste, mais il est, plutôt, question de lever des fonds d’une manière parallèle et immédiate afin d’éviter des scénarios de situation incontrôlable.
Une forte perception de marginalisation
Intervenant sur les mouvements sociaux en Tunisie, Messaoud Romdhane a souligné que les protestations observées depuis la révolution dans les régions déshéritées reflètent la frustration de ses jeunes qui se sentent stigmatisés avec une forte perception de marginalisation et de ségrégation régionales. Il a souligné qu’en l’absence d’une synergie entre ces divers mouvements — qui peut prendre la forme d’une coalition — les mouvements de protestation de ces jeunes expriment séparément des revendications dispersées, centrées sur des demandes bien spécifiques. Les protestataires ayant favorisé l’apolitisme, a précisé l’ancien président du Ftdes.
S’exprimant sur la multidimensionnalité de la crise sociale, Hassen Zargouni a dépeint un état des lieux à travers le prisme des chiffres. Selon les résultats d’une enquête qui a été menée par son bureau d’études Sigma Conseil au mois de novembre 2019 et qui a porté sur les inégalités sociales (voir l’article intitulé ‘‘Réduction des inégalités sociales et efficacité économique : quelle potion magique pour y parvenir ?” paru le 18 décembre 2019 dans le journal La Presse), plus de 88% des Tunisiens estiment que la crise économique a impacté leurs vies et environ 66% pensent que leur situation économique est mauvaise. Les ménages classés pauvres dépensent environ 45% de leurs revenus dans l’alimentation, majoritairement des aliments frais. Le statisticien a considéré que ce taux est très élevé étant donné que la moyenne des taux d’inflation des prix des aliments frais enregistrés sur les cinq dernières années dépasse les 25%, engendrant de facto une dégradation “exponentielle” du pouvoir d’achat de ces classes vulnérables. Plus de 72% des Tunisiens pensent que les diverses classes sociales n’ont pas les mêmes chances d’accéder au travail.
Un système universel d’allocation au profit de tous les enfants
Intervenant sur les défaillances du système éducatif, Lilia Peters a souligné qu’à l’instar des autres pays de la région, la Tunisie vit une “crise d’apprentissage” qui date d’une vingtaine d’années. C’est à un âge très précoce que les inégalités commencent à se creuser, a expliqué Peters qui affirme que l’égalité des chances doit être assurée à l’âge de 3 à 6 ans, une période déterminante pour la vie de l’individu. Dans ce contexte, elle a fait savoir qu’un projet de loi relatif à la mise en place d’un système universel d’allocation au profit des enfants a été désormais soumis au Parlement. Il est primordial, soutient-elle, que tous les enfants âgés de 3 à 6 ans accèdent équitablement à la santé et à l’éducation. Même si la Tunisie commence à rectifier le tir en révisant sa politique en matière d’éducation, les répercussions des choix qui ont été faits dans le domaine de l’enseignement, il y a 20 ans, se font toujours sentir, affirme-t-elle. Le système des établissements pilotes ainsi que la création de systèmes d’éducation parallèles ont favorisé l’aggravation du fossé des fractures sociales. Pour mieux illustrer l’ampleur des inégalités en termes d’accès à l’apprentissage en Tunisie, la représentante de l’Unicef s’est référée aux résultats d’une étude menée, récemment, auprès de 2.000 ménages en Tunisie : 50% seulement des enfants âgés de 3 à 5 ans sont inscrits dans des établissements préscolaires. Plus de 60% d’eux habitent dans des zones urbaines. L’écart se creuse davantage lorsqu’il s’agit de catégorisation par niveau de vie: plus de 61% des enfants issus des familles aisées ont accès à ces services contre 17% des enfants issus des familles pauvres. Cependant, Peters a mis l’accent sur des points lumineux qui apparaissent dans ce tableau assez sombre : la Tunisie s’est, désormais, engagée de scolariser d’ici 2025 tous les enfants âgés de 5 à 6 ans. Cette année, le taux de scolarisation de la petite enfance de 5 ans s’est élevé à 90%, a-t-elle affirmé. Par ailleurs, elle a préconisé la révision du système des établissements pilotes qu’elle considère comme étant un mécanisme de reproduction et d’aggravation des inégalités sociales.