Par Aymane Boughanmi*
La Tunisie, neuf ans après la chute du régime de Ben Ali et le début du processus de sa démocratisation, devrait s’éloigner le plus rapidement possible des lectures romantiques de son histoire récente, lectures qui se condamnent, par leur propre logique, à naviguer entre un optimisme déconnecté de la réalité et un pessimisme résigné chaque fois qu’elles se font rattraper par la réalité.
Et pourtant, il semble encore une fois très difficile de combattre le romantisme politique, surtout lorsqu’il est teinté de couleurs révolutionnaires ou de rêves démocratiques. En témoignent la débauche d’optimisme qui a suivi le deuxième tour des élections présidentielles le 13 octobre 2019, puis le retour des brumes pessimistes qui ne cessent d’engluer l’espace public tunisien depuis 2011.
Pourtant, une dose de lucidité ne fait pas de mal. Dans ce cadre, nous sommes toujours ramenés à la question suivante : est-ce que la Tunisie a raté l’occasion de la révolution? Ma réponse est sans équivoque : la révolution n’est nullement une occasion.
En fait, la révolution a marqué la fin d’un régime répressif qui a étouffé la vie publique en imposant ses règles et en dictant ses normes. Comment peut-on penser que dans les conditions d’un effondrement total et rapide d’un régime autoritaire qui a réussi à maintenir sous sa domination tout le pays et toute la société pendant des décennies, la renaissance serait prompte, rapide et simple? En ouvrant des perspectives extraordinairement fluides et nébuleuses, la fin du régime de Ben Ali a rendu la transition politique difficile et complexe. Car en fait, il s’agit ici d’une transition démocratique qui s’apparente à une œuvre de reconstruction. Et à ce niveau, faut-il le rappeler, la Tunisie n’a pas démérité, surtout si l’on prend en considération le manque de lucidité et de sens des réalités dont ont fait preuve les élites de tout bord.
Ce qui semble être paradoxal est que la Tunisie en célébrant la révolution, chaque année depuis 2011, et en exaltant la ferveur qui lui est adjacente, elle a adopté, tout de même, le chemin de la réforme et de l’évolution lente et progressive. C’est un paradoxe, car il s’agit d’un chemin qui nécessite une conviction profonde dans la possibilité d’un progrès sans rupture. Et c’est précisément ce que rejette la révolution qui, comme toutes les révolutions, revendique le moment de rupture. D’où son opposition à l’esprit de la démocratie, qui demeure pourtant son objectif annoncé depuis 2011.
En effet, étant un système de gouvernement particulièrement développé et complexe, la démocratie exige des structures étatiques, économiques et sociales denses. La construction de ce système ne peut pas être ex nihilo et contrairement à ce que proclame l’Internationale, hymne révolutionnaire bien connu, il est suicidaire de faire table rase du passé.
Cette volonté de rupture totale avec toute forme de continuité avec le passé s’oppose à tous les mécanismes de l’évolution tels que décrits par les théories de Darwin ou de Hegel. Le déracinement total oblige les facteurs soumis à l’examen de l’évolution de commencer au point zéro, alors que la théorie de Darwin, par exemple, affirme que les êtres évolués sont le résultat de mutations lentes et progressives grâce à la sélection naturelle. Pour les institutions, cette règle est indéniable. Pour accomplir son rôle positif, la démocratisation a donc besoin de s’appuyer en partie sur le passé, ce qui réduit d’une façon significative la rupture que la révolution prétend provoquer.
De ce point de vue, la Tunisie aurait peut-être pu faire un peu mieux. Mais elle aurait certainement pu faire pire. Ce constat ne nécessite aujourd’hui aucune démonstration tant sont manifestes les dérives des confrontations avec des régimes autoritaires, arbitraires et structurellement enracinés. Cette confrontation aurait-elle pu être évitée? Pas vraiment, puisque Ben Ali refusait clairement une ouverture politique devenue nécessaire par l’évolution de la société tunisienne. Le régime qui réussit est celui qui laisse après lui des institutions solides pour construire l’avenir ; un régime qui échoue est celui qui laisse une révolution avec le risque réel d’un désastre.
D’aucuns refusent de célébrer un succès qui se limite à éviter le pire. Certes, qu’il n’est pas suffisant mais on aurait bien tort d’oublier que ce qui reste à construire, et il en reste bien des choses, nécessite forcément un cadre institutionnel et politique approprié. Or, dans le contexte de l’après-2011, la lucidité était loin d’être la qualité la mieux partagée. De ce fait, les dérives semblaient, à tout observateur averti, plus probables que la retenue.
D’ailleurs, il serait simpliste de conclure qu’il n’y a pas eu de dérives. Comment sinon expliquer une reconstruction politique qui frôle à chaque fois le chaos, la fragmentation extrême de la scène politique, la faiblesse endémique des partis politiques et la résurgence des discours identitaires et populistes au détriment des discours programmatiques et des débats d’idées ?
La lucidité reste, malheureusement, toujours absente puisque les solutions proposées vont souvent dans le mauvais sens. Au manque d’efficacité institutionnelle, on propose la démocratie directe ; à la mollesse de la croissance, davantage d’étatisme ; et à tout problème réel, une loi supplémentaire. Aux choix démocratiques, on oppose des alternatives élitistes ; aux analyses rationnelles, des diatribes populistes ; et aux questions techniques, des vues de l’esprit.
Il reste, certes, beaucoup à faire, surtout lorsqu’il s’agit d’éduquer les élites et de former les faiseurs d’opinion, mais il ne faut surtout pas sacrifier ce qui a été réalisé jusqu’à présent. Bien au contraire, il est à préserver et à consolider.