Neuf ans après la révolution, la scène politique s’est trouvée dans l’impasse. Plus de huit ans après les premières élections libres et indépendantes, le taux de participation aux législatives a perdu 10 points, frôlant ainsi les 41%. Le “consensus” a tourné au “compromis”. Morcellement de la famille dite centriste progressiste, émergence d’une matrice islamiste hétéroclite et déclin de plusieurs courants de gauche qui continuent à perdre la cote… Tous ces rebondissements observés sur la scène politique annoncent-ils la faillite de la politique du consensus qui a prédominé après la révolution? Retour sur 9 ans de tractations et de tiraillements politiques au palais du Bardo, avec Nesrine Jelalia, directrice exécutive de Bawsala, l’Organisation non gouvernementale (ONG) qui a vu le jour après la révolution, pour observer les travaux des institutions publiques législatives et exécutives au niveau central et local à travers les projets.
L’Assemblée nationale constituante élue en octobre 2011 était caractérisée par la dominance du parti islamiste Ennahdha qui y a gagné 90 sièges, soit plus de 41% des élus, suivi loin derrière par deux courants politiques de gauche qui sont le Congrès Pour la République (CPR) avec 30 sièges et Ettakatol avec 21 sièges. A l’issue de ces élections, le parti vainqueur a déclaré, à maintes reprises, que la Constitution “ne pourra voir le jour sans un consensus avec les partis et les partenaires qui y sont représentés”. Maintenant avec du recul, pensez-vous que le vote des articles de la nouvelle constitution reflétait, réellement, un consensus délibéré entre les divers courants politiques représentés au sein de l’ANC surtout qu’on se rappelle, à juste titre, de la polémique épineuse qui divisait l’assemblée entre défenseurs de la complémentarité et fervents de la parité, deux concepts relatifs au chapitre des droits de la femme.
Effectivement, durant la législature de l’assemblée constituante, il y avait un consensus. D’ailleurs, c’est la caractéristique des constituantes des pays qui veulent réussir cette période de constitution sans conflits. La solution étant de trouver une forme de consensus ou de coexistence, même si on se rappelle très bien que la période qui s’étalait de 2011 à 2014 était caractérisée par une réalité paradoxale. D’un côté, il y avait une troïka qui se voulait consensuelle mais, d’un autre côté, il y avait une polarisation extrême dans les sphères politique et sociale. On a vécu, par ricochet, des moments où on avait l’impression qu’il y avait une bataille contre l’hégémonie d’un seul modèle sociétal. Il est vrai qu’à cette époque-là, il y avait une majorité assez forte portée par Ennahdha, mais le nombre de ses élus ne lui permettait pas de dominer le débat de la constitution, mais aussi d’autres débats, notamment économiques, Ennahdha étant un parti économiquement libéral. Il y avait, alors, une obligation de se réunir autour d’une même table et de discuter avec les autres partis. Maintenant, la réponse à votre question dépend de ce qu’on entend par consensus. En ce qui concerne le fameux article 46 relatif à la constitutionnalisation des droits de la femme où on parlait de la notion de complémentarité, il faut préciser qu’Ennahdha nie encore aujourd’hui avoir eu l’intention d’intégrer cette notion de complémentarité de la femme. Le parti nie encore cette version des faits.
Cependant, un 13 août mémorable a eu lieu, où il était question d’une véritable bataille politique pour arracher l’article 46 qui stipule désormais la parité totale. Et on se rappelle tous de ce qui s’est passé à l’ANC, le jour du vote de l’article 46 : des élus nahdhaouis enragés, d’autres étaient en larmes, la plénière a été interrompue, etc. Finalement la bataille a été gagnée. Mais on a vécu la parité totale avec un très faible engagement de l’Etat dans la mesure où la constitution parle de “veille”. il n’y a pas eu un engagement ferme de l’Etat. Et je crois qu’à ce sujet le consensus signifiait l’intégration de la notion de la parité totale sans engagement complet. L’engagement était surtout par rapport à un non retour à l’arrière, c’est-à-dire, la préservation des acquis de la femme. De toute façon, à cette époque, du moment où il s’agit de libertés individuelles, la polarisation de la sphère politique se cristallise davantage. Le consensus était dans l’objectif de “satisfaire tout le monde”, quitte à être schizophrène. Là, je cite l’article 6, où on a intégré la liberté de conscience et de foi et juste après on trouve l’obligation de protéger le sacré. Evidemment, si je suis libre de ma conscience et de ma foi, je devrais pouvoir l’exprimer mais en contrepartie l’Etat est protecteur du sacré — la foi étant sacrée — donc il va se donner le droit d’opprimer la liberté d’exprimer ma foi du moment où elle est considérée comme touchant au sacré.
Et là on retourne, encore, à l’article 1 et à d’autres mentions où c’est l’islam qui est la religion de l’Etat. Pareil pour la criminalisation de la pénitence qui a été, intégrée, dans le texte, suite à des menaces reçues par le député Mongi Rahoui ainsi que par sa famille. Le consensus prenait alors la forme d’un melting pot qui rassemble, d’une manière détachée, des notions et des concepts contradictoires, alors que le consensus consiste, réellement, à se mettre d’accord sur une décision unique. Ce qui m’amène à considérer que c’était un consensus de non-décision. Et je serais très curieuse de voir comment une future cour constitutionnelle pourrait statuer sur certaines lois qui peuvent être contradictoires. Je cite également un autre concept sociétal conservateur intégré dans la constitution, à savoir la notion de la famille définie comme étant le noyau de la société. Ce qui impliquerait la stigmatisation d’autres statuts sociaux comme la mère célibataire, les familles mononucléaires, etc. Cela encourage toujours le mariage et décourage le divorce, comme si l’individu ne constitue pas une pierre angulaire de la société. C’est un précepte profondément religieux et conservateur.
Tous ces concepts “conservateurs” ont été tout de même votés. C’est toujours dans le cadre du consensus?
Je crois, peut-être, que certaines batailles ont été privilégiées par rapport à d’autres. Je ne sais pas si c’est consensuel ou non mais à l’époque, le débat portait essentiellement sur l’article 46. Tout l’enjeu résidait dans cet article, et ce, aux dépens de plein d’autres débats. S’agissant des aspects économiques et de gouvernance, on a opté pour la constitutionnalisation de la décentralisation. Rappelons, tout de même, que ce n’était pas forcément un choix qu’Ennahdha voulait à cette époque-là. En tout cas aujourd’hui, on observe toujours de la résistance de la part du parti à appliquer la décentralisation telle qu’elle est décrite dans la constitution. N’oublions pas que la demande de la décentralisation était inscrite dans un contexte de révolution où les municipalités étaient considérées comme étant un vecteur de propagande de l’ancien régime de dictature. C’était un grief énorme, le fait que les collectivités locales étaient instrumentalisées par l’Etat central. Elles n’avaient pas suffisamment d’autonomie et elles n’arrivaient pas à répondre aux besoins des citoyens, et c’est à partir de là qu’il y a eu la demande de décentralisation, qui était un choix très important à l’époque. Je cite également, dans le même registre, la gouvernance ouverte, le droit d’accès à l’information et aux réseaux de communication qui étaient des choix très progressistes, désormais faits. A l’époque, Bawsala était très impliquée dans le processus d’écriture de la constitution. L’accès à l’information étant le cœur de notre métier, nous étions interdits d’accéder aux délibérations des réunions de la constitution. Nous avions du mal à récupérer l’information. Et je dois dire qu’à la surprise de tout le monde, la grande part du soutien que nous avons reçue était de la part d’Ennahdha. Malheureusement, les partis et les blocs parlementaires qui se proclamaient progressistes n’étaient pas des alliés sur la question à part quelques élus individuels qui croyaient à ces principes.
Pourtant, à cette époque-là, il n’y avait pas de débat public, sur la gouvernance ouverte.
Peut-être ce débat n’était pas visible parce que l’espace public était occupé par d’autres types de batailles féroces. Il ne faut pas, tout de même, oublier que Bawsala a déposé une plainte contre le président de l’ANC, Mustapha Ben Jaafer, pour n’avoir jamais publié les PV des réunions alors qu’il s’agit de la transparence et de le redevabilité, des questions fondamentales. La plainte a été gagnée trois ans plus tard. Il y avait une résistance à cette époque-là. Et à mon sens, ce qui est très grave c’est que jusqu’aujourd’hui nous n’avons pas la totalité des délibérations de la constitution. Bawsala dispose uniquement des PV des réunions qui dataient d’à partir novembre 2012. Pour le reste nous n’avons pas toujours les PV, comme par exemple pour la loi relative à la justice transitionnelle. Aujourd’hui, si un juge voudrait recourir à l’intention du législateur, on ne trouverait pas de référence. Nous exhortons toujours l’Assemblée à publier les PV des délibérations.
S’agissant de l’aspect économique, on peut considérer qu’il y a un grand fossé entre ce qui a été écrit dans la constitution et nos politiques actuelles. La constitution stipule, entre autres, la préservation des ressources naturelles, le droit des générations futures, la justice fiscale et, évidemment, rien n’a été légiféré dans ce sens. Même dans les lois des finances , qui ont été votées à l’époque, on ne trouve pas d’aspects de justice fiscale.
En somme, on peut dire que c’est une constitution hétérogène dans sa lecture. Elle ne donne pas la vision du pays. Même pour les préceptes socio-économiques avant-gardistes qui ont été intégrés dans la constitution dans l’objectif de répondre aux griefs de la révolution, on observe qu’il n’y a pas réellement un engagement très strict de l’Etat. Les mots “veiller”, “ travailler sur”, ne sont pas des expressions tranchantes. D’ailleurs, comment peut-on les traduire après, en termes de textes de loi, sachant qu’elles seront atténuées lors de l’écriture des lois mais également en les déclinant en politiques publiques. La constitution ne reflète pas un socle commun mais plutôt une solution pour satisfaire tout le monde.
Les élections 2014 étaient caractérisées par une bipolarisation du paysage politique. D’ailleurs c’est l’objectif de la création de Nidaa Tounès. Cependant, cette bipolarisation a vite tourné au consensus, juste après les élections. Le parti vainqueur à l’époque, Nidaa Tounès, n’a pas su résister et a vite éclaté. Pensez-vous que l’éclatement de la formation de Nidaa a été à l’origine de l’instabilité gouvernementale et a entravé la fonction législative du parlement durant la dernière législature?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les deux partis se ressemblent énormément. Sur le plan économique, ils sont du même côté, socialement, ils sont tous les deux des conservateurs. Il ne faut pas croire que Nidaa Tounès est un parti socialement progressiste. Mis à part le chef du parti, et quelques leaders et membres, les élus du parti étaient contre le vote de plusieurs lois progressistes comme l’égalité successorale. A ce titre, je me rappelle que nous avions rencontré des élus de Tahya Tounes pour discuter de la loi relative à l’égalité successorale dans le cadre de notre soutien à la coalition pour l’égalité dans l’héritage, Bawsala étant une ONG membre de cette coalition. Lors de notre entretien, un des députés de Tahya Tounes nous a confié que d’autres élus de Tahya et de Nidaa sont contre le vote de cette loi et à leur tête le président de la commission de la santé et des affaires sociales, Souhair Alouini, qui n’a tenu que deux réunions pour débattre du sujet et qui considérait que ce n’était pas le moment pour en parler. En même temps, d’autres députés d’Ennahdha affichaient leur soutien à cette loi. Alors qu’il s’agit d’un des trois critères utilisés pour sonder le conservatisme des partis et qui sont la peine de mort, l’homosexualité et l’égalité successorale. Ces partis qui se proclament progressistes, en s’opposant à Ennahdha, plaident plutôt en faveur d’un modernisme, disant “plafonné” ou “modéré”.
Donc, vous dites, que le consensus qui reliait Nidaa et Ennahdha n’était pas vraiment contre-naturel.
A vrai dire, ce consensus me paraît très naturel. Même sur les questions relatives aux libertés collectives, comme le droit d’association, la loi antiterroriste et l’état d’urgence qui nécessitent des garde-fous protégeant la perpétuation du système policier, nous n’avons pas eu d’échos de la part de Nidaa Tounès ou des partis qui sont de la même matrice.
L’éclatement de Nidaa Tounès est-il vraiment lié à un conflit d’ego?
A vrai dire, je n’ai jamais considéré réellement que Nidaa Tounès est un parti politique. Il n’a tenu aucun congrès. Quand on se réunit à la veille des élections, pour s’opposer à une autre entité, on ne peut pas construire un parti solide étant donné qu’il n’y a pas eu réellement le temps pour se constituer et donc avoir l’expérience de gérer les crises. C’est un parti qui, dès sa naissance, a accédé au pouvoir. En ce qui concerne la fonction législative du Parlement, il est faux de considérer qu’elle était entravée à cause de l’éclatement de Nidaa Tounès. La seule raison pour laquelle les lois n’ont pas été votées en plénière après examen et vote en commission était l’absentéisme. Le quorum n’y était pas atteint comme c’était le cas pour la loi modifiant le régime de la retraite dans la fonction publique ou la loi relative à l’instance du développement durable et des droits des générations futures. Ici il faut mettre l’accent sur la baisse de la performance du parlement, notamment en sachant que le parlement a voté 310 projets de loi durant la législature précédente, dont 46% sont des accords de prêts, et que le temps consacré pour l’examen et le vote d’un accord de prêt en commission prend uniquement 4 minutes. Il s’agit d’un seul article qui ne nécessite aucun effort législatif.
Il faut dire que seulement 5 lois importantes ont été votées au parlement précédent, à savoir le code des collectivités locales, la déclaration du patrimoine, la loi organique du budget où on a redéfini l’élaboration du budget de l’Etat et ses rapports, la loi de la lutte contre la violence à l’égard des femmes, la loi sur la lutte contre la discrimination raciale et la loi relative à la cour des comptes. Il n’y avait pas réellement de lois de grandes réformes.
Pour ces lois que vous considérez importantes, le vote était-il consensuel ?
Par exemple pour la loi sur la déclaration du patrimoine, il y avait des problèmes concernant l’article stipulant la publication des déclarations. Des députés ont refusé cette mention, alors que l’expérience a démontré que le citoyen est un allié dans la lutte contre la corruption.
Je peux citer également, à ce titre, l’exemple de la loi organique du Budget dont l’examen a duré trois ans. Elle n’a été votée que suite à des pressions exercées par l’UE qui exigeait alors son vote. Et c’est vraiment décevant et triste de voir comment on est en train de voter nos lois, non pas parce qu’on veut, de bon gré, réformer mais parce qu’on est acculé à le faire.