Les partenariats public-privé (PPP) sont de plus en plus promus comme une solution au déficit de financement nécessaire pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD). Les PPP sont utilisés, de manière croissante pour fournir des infrastructures économiques, telles que des chemins de fer, des routes, des aéroports et des ports, ainsi que des services essentiels tels que la santé, l’éducation, l’eau et l’électricité, dans les pays du nord et du sud.
L’aéroport d’Enfidha, en l’occurrence, est le premier grand projet d’infrastructure ou « mégaprojet » réalisé dans le cadre d’un partenariat public-privé en Tunisie et le premier aéroport international exploité par une entreprise privée de la région de l’Afrique du Nord. Ce projet a été lancé en 2003 et a démarré en 2009 en tant que concession CET. L’Observatoire tunisien de l’économie a examiné de plus près ce projet dans le cadre d’une étude qu’il vient de publier en décembre 2019, non seulement parce qu’il s’agit du seul grand projet de PPP achevé à ce jour, mais aussi parce que la période écoulée depuis sa création – dix ans – a offert une durée suffisante pour étudier les défis liés à la mise en œuvre de projets PPP en Tunisie, et d’en tirer des enseignements pour la gestion de futurs projets de PPP. Dernier point mais non des moindres, il s’agit du seul projet de PPP financé par le Groupe de la Banque mondiale en Tunisie. Le projet de construction du nouvel aéroport d’Enfidha résultait de l’étude stratégique de 1998 relative à l’élaboration du plan directeur des aéroports d’ici 2020. En effet, la conclusion de ce plan directeur insistait sur la nécessité de construire un nouvel aéroport, compte tenu du fait que la capacité des huit aéroports présents sur le territoire tunisien (19 millions de passagers) devait bientôt être atteinte. En 2003, la Tunisie a atteint 20 millions de passagers dans tous les aéroports.
La préparation et la conclusion du contrat ont duré deux ans, de 2005 à 2007. La concession CET d’Enfidha-Monastir a été signée le 18 mai 2007 entre TAV Tunisie, filiale à 100% du groupe TAV Airports, et le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, l’autorité concédante, jusqu’en 2047.
Un PPP contestable dès le départ
Il existe un manque de transparence autour de ce PPP. L’analyse de cas a été basée sur les études et les rapports annuels du concessionnaire (TAV Airports) de 2007 à 2018, ainsi que sur une série d’entretiens avec les principales parties prenantes impliquées dans ce projet.
Dès le départ, l’aéroport d’Enfidha n’était pas considéré comme rentable. Les études de faisabilité commandées par l’État tunisien ont conclu à la nécessité d’utiliser un PPP, étant donné que le coût élevé ne pouvait pas être financé uniquement par l’État tunisien, comme initialement envisagé. À ce moment-là, le coût total du projet était estimé à 2 milliards d’euros. De plus, l’étude technique du projet commandée par l’État tunisien a conclu qu’il était nécessaire de combiner la construction et la gestion du nouvel aéroport d’Enfidha avec la gestion de l’aéroport international de Monastir (situé à 65 km d’Enfidha-Hammamet), afin de contribuer à soutenabilité économique.
Le processus de sélection, basé sur des revenus surestimés, était également discutable. En mars 2007, TAV Airports avait remporté l’appel d’offres pour la réalisation du projet, après avoir proposé à l’entité publique de payer une redevance plus élevée. Des soupçons de corruption existaient dans le choix final du concessionnaire dans le processus de prise de décision de la concession d’Enfidha-Monastir
La construction a été légèrement retardée. La construction d’Enfidha a commencé en juillet 2007 et s’est achevée en décembre 2009 avec trois mois de retard. Le premier vol a atterri en décembre 2009 et TAV Tunisie a commencé à exploiter l’aéroport de Monastir le 1er janvier 2008.
La surestimation de la demande a rendu l’offre attractive pendant le processus d’appel d’offres, mais économiquement non viable à moyen terme. TAV Tunisie doit verser à l’État tunisien une redevance de concession annuelle variable, calculée en pourcentage des revenus annuels des deux aéroports et qui augmentera à un taux compris entre 11 et 26% des revenus annuels. Au moment de l’appel d’offres, des capacités supplémentaires étaient nécessaires : l’aéroport de Monastir était sous-dimensionné (capacité théorique de 3,5 millions de passagers) alors que la demande était en augmentation (4,3 millions de passagers internationaux en 2007).
L’objectif déclaré de la concession d’Enfidha était non seulement de faire face à cette demande, mais également de devenir l’un des principaux pôles de transport aérien en Afrique du Nord, et d’atteindre un flux de 7 millions de passagers par an, avec la possibilité d’atteindre 22 millions de passagers à long terme. TAV Tunisie avait prévu de créer 2.200 emplois directs pendant la phase de construction et 1.200 emplois directs pendant la phase d’exploitation. L’exploitation de l’aéroport de Monastir a également été confiée à TAV Tunisie afin d’assurer la rentabilité économique du projet.
Les IFI promouvant les PPP ont participé au projet. La construction de l’aéroport d’Enfidha a coûté 560 millions d’euros. TAV Tunisie a financé le projet principalement par emprunt (69% du financement du projet) et par fonds propres (jusqu’à 31%), c’est-à-dire le minimum requis par l’État tunisien.
Un projet non viable financièrement
En 2009, le projet a commencé à fonctionner dans un contexte économique difficile. La crise économique mondiale de 2008, suivie de la révolution tunisienne de 2010-2011, ont eu un impact sur le tourisme en Tunisie.
Cela est d’autant plus important qu’Enfidha est un aéroport qui accueille principalement des vols charters pour les touristes voyageant avec des tour-opérateurs, ce qui le rend extrêmement dépendant du tourisme.
Cependant, ces difficultés étaient déjà signalées dans les études techniques et de faisabilité préalables au lancement de l’appel d’offres de l’État tunisien. C’est la raison pour laquelle la construction et l’exploitation du nouvel aéroport d’Enfidha ont été couplées à l’exploitation de l’aéroport de Monastir en vue de contribuer à sa soutenabilité économique.
Les prévisions de trafic ont été surestimées lors de la présentation des offres techniques et financières. Ainsi, en analysant l’évolution des flux touristiques (en millions de passagers) depuis l’ouverture des deux aéroports, les flux réels sont bien inférieurs aux estimations présentées dans l’offre financière.
Depuis 2007 la Tunisie a accueilli pas moins de 7 millions de passagers par an dans les huit aéroports. Depuis 2009, le flux de touristes dans les aéroports d’Enfidha-Monastir n’a pas dépassé 4 millions, et se situe généralement sur une trajectoire descendante. Ces chiffres sont en cours de discussion dans le processus de renégociation. Depuis 2015, année des attentats meurtriers dans les lieux touristiques de Sousse et du Bardo, le nombre de passagers a fluctué entre 1,4 et 2,5 millions par an aux aéroports d’Enfidha et de Monastir.
Le nombre de vols commerciaux est passé de 30 millions en 2009 à 12 millions en 2017. En 2010, TAV Tunisie a entamé des négociations avec l’Etat tunisien pour réexaminer la redevance de concession annuelle due par TAV, du fait que des facteurs externes avaient perturbé la durabilité économique du projet, entraînant un déséquilibre dans le contrat. TAV Tunisie a demandé à l’Etat tunisien de partager les dommages et d’adopter de nouveaux ajustements dans le partage des risques, en activant l’article 44 du contrat. Il stipule qu’en cas d’événement imprévisible extérieur aux parties et qui perturbe l’équilibre financier de la concession, les deux parties prennent les mesures nécessaires pour rétablir les conditions nécessaires à l’équilibre du contrat, telles que par exemple, la suspension ou la renégociation de la redevance.
La suspension du paiement des redevances n’a pas amélioré le solde financier du projet et, depuis 2016, TAV Tunisie est en déficit, ses recettes ayant chuté de plus de 50%. Le flux de touristes a repris provisoirement en 2018 avec 2,5 millions de passagers, mais est loin des 7 millions estimés par la TAV dans ses prévisions de trafic et son offre financière.
TAV ne paie plus de redevance. Selon le contrat, TAV Tunisie dispose d’une concession de 40 ans et la redevance annuelle de concession est payée sur la base des recettes annuelles des aéroports de Monastir et Enfidha, calculées en fonction du chiffre d’affaires annuel. Cependant, les revenus de TAV ayant chuté depuis 2010, TAV Tunisie a renégocié avec l’Etat tunisien afin de demander une révision du contrat, du plan commercial et de la redevance annuelle de concession. En outre, le contrat a été suspendu et aucune redevance de concession n’a été payée depuis 2010.
Menacée par des procédures coûteuses de règlements internationaux des différends, la Tunisie est en cours de renégociation du contrat et du calcul des redevances. Le paiement des redevances par la TAV a été suspendu et reportées selon l’issue des négociations. Une commission intergouvernementale a été mise en place pour superviser les négociations en cours avec la TAV, qui réunit des représentants de tous les ministères, y compris le Premier ministère, les ministères des Finances, des Transports et du Domaine de l’Etat et Affaires foncières.
Des négociations sont en cours entre l’Etat tunisien, TAV Tunisie et également les principaux bailleurs de fonds du projet (en l’occurrence, le GBM et la BAD). Plusieurs cycles de négociations sont déjà terminés et le différend était sur le point d’être soumis au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), TAV Tunisie ayant activé l’article 44 du contrat ainsi que le traité bilatéral d’investissement entre la Tunisie et la Turquie.
À la clôture des cycles de négociation de 2010 et 2011, les paiements de redevances (à partir de 2010) ont été négociés à la baisse et reportés. Deux nouvelles modifications ont été signées en 2012 et 2013 entre TAV et le ministère des Domaines de l’Etat, qui était à l’origine l’autorité concédante.
Sur la base de ces négociations :
– La redevance de concession payable pour l’aéroport international d’Enfidha pour l’année 2010, expirant le 31 janvier 2013, a été réduite et le paiement reporté.
– Les redevances de concession à payer ont été réduites et le paiement reporté.
– Les redevances de concession à payer ont été réduites de 4,3 millions d’euros en 2011, de 5,192 millions d’euros en 2012, de 5,788 millions d’euros en 2013 et de 6,428 millions d’euros en 2014, suspendues et différées dans l’attente des résultats des négociations en cours.
Des négociations sont toujours en cours entre TAV Tunisie, l’Etat tunisien et les bailleurs de fonds pour parvenir à un accord final. À la suite des attentats meurtriers de 2015, le flux de touristes dans les deux aéroports a chuté de 58%. Au cours de la même année, TAV Tunisie a de nouveau entamé des négociations avec l’Etat tunisien et ses prêteurs sur le principe de l’équilibre financier du contrat en vue d’une éventuelle restructuration visant à rétablir l’équilibre économique de la concession. Les négociations ont repris et la suspension des redevances depuis 2010 a été maintenue jusqu’à ce jour. Un audit financier et technique de la concession d’Enfidha-Monastir a été commandé par l’État tunisien et réalisé par Mazars en 2014-2015. Les conclusions de cet audit n’ont pas été rendues publiques, mais elles ont fait l’objet de plusieurs interprétations différentes par les deux parties.
TAV menace toujours la Tunisie de déposer une demande d’arbitrage. TAV Tunisie poursuit actuellement des négociations avec les autorités tunisiennes et ses bailleurs, en vue de parvenir à un accord sur la restructuration de sa concession et de son financement. Les négociations en sont à un stade avancé et un accord couvrant toute la période de 2010 à 2019, au cours de laquelle aucune redevance de concession ou dette n’a été payée, doit être signé par les parties. Selon ses rapports annuels, TAV Tunisie est en grande difficulté financière et ses dettes financières à long terme s’élèvent à 1,2 milliard d’euros.
Toutefois, des procédures d’arbitrage ou même la résiliation du contrat ne sont pas exclues en cas d’échec du projet dans son ensemble : « Si aucun accord n’était trouvé, et au regards des conséquences financières, légales et matérielles que ceci entraînerait, une demande de résiliation du contrat ou d’arbitrage en vue d’un rééquilibrage du contrat seraient envisagée” ».
Il est clair que l’issue des négociations est de nature à remettre en cause l’avenir des PPP en Tunisie et l’implication des bailleurs de fonds dans ce type de projets, en particulier celle du Groupe Banque mondiale. Ce PPP était censé avoir servi de modèle pour d’autres PPP en Tunisie et dans toute la région.
Problèmes rencontrés dans la gestion de la concession
Ce cas d’étude a révélé que la concession avait été mal gérée dès le départ :
– Mauvaise gestion dans le suivi du contrat de concession.L’Etat tunisien n’a pas correctement assuré le suivi de la concession d’Enfidha-Monastir. Deux principaux problèmes de suivi ont été soulevés.
Il existe un manque de qualifications et de compétences requises du côté des autorités publiques. En effet, l’autorité concédante qui a signé le contrat avec la TAV, à savoir le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, ne possédait pas les compétences techniques spécifiques requises pour assurer le suivi de ce contrat. Le ministère des Domaines de l’Etat a été désigné en tant qu’autorité contractante et contrepartie de TAV Tunisie, car il est responsable du domaine public et des terrains exploités par TAV. Cependant, ce ministère ne dispose pas des outils de contrôle nécessaires, contrairement au ministère des Transports, qui lui-même ne dispose pas des ressources nécessaires pour le suivi. Les négociations en cours portent également sur le changement de l’autorité concédante pour transférer la surveillance de la concession au ministère des Transports. L’Office de l’aviation civile et des aéroports (Oaca) est l’autorité concédante la plus appropriée, disposant également de l’expertise nécessaire. Toutefois, ce dernier est également un exploitant d’aéroport, ce qui soulève la question des conflits d’intérêts.
Renégociations coûteuses pour les finances publiques
Alors que les dispositions du contrat de concession d’EnfidhaMonastir préciseraient que le partenaire privé doit assumer la plupart des risques, l’Etat est également responsable de l’équilibre financier du contrat, conformément à la loi164. Les conditions de répartition des risques et la notion d’équilibre financier du contrat ne sont pas claires et peuvent donner lieu à des interprétations différentes selon le point de vue du concédant ou celui du concessionnaire. Le fait que l’État soit également responsable de l’équilibre financier général du contrat sans toutefois préciser les conditions restrictives dans lesquelles ces risques sont assumés, constitue un défi important. L’État peut assumer des risques élevés ou, comme dans le cas de l’aéroport d’Enfidha, réduire considérablement les redevances de concession perçues.