
Le cadet de la dynastie Laâroussi résume les qualités morales et techniques d’un milieu relayeur (ou défensif) à la grinta dévastatrice, aux poumons d’acier et à la soif de vaincre infaillible. Révélé par l’Union Sportive Maghrébine, Lotfi Laâroussi a vite rejoint une Espérance qui allait marquer son destin. «On entend souvent le slogan : Tarajji Ya Dawla. C’est le cas de le dire, et je sais de quoi je parle. Car, en toute objectivité, c’est un autre monde, une école de la vie. Et je suis fier d’avoir appartenu à ce monument du sport tunisien», nous confie-t-il dans cet entretien où il rend hommage à l’aîné de la fratrie, l’ancien international de l’USMa, Ferid qui a muselé, un jour de 1969 à El Menzah, le grand «pro» algérien de Saint-Etienne, Rachid Mekhloufi, et qui nous a quittés le 14 novembre dernier pour un monde meilleur.
Lotfi Laâroussi, tout d’abord, vous avez perdu à la mi-novembre dernier votre frère Ferid, ancien capitaine et demi de l’Union Sportive Maghrébine et de la sélection nationale, et secrétaire général de l’Amicale des entraîneurs tunisiens. Quelles étaient vos relations avec lui ?
Sa perte a été un vrai coup dur pour moi. Je m’en remets péniblement. Ferid a été tout à la fois mon idole et mon maître. Il a tracé ma voie aussi bien dans le foot que dans la vie de tous les jours. Il m’a couvé depuis que j’étais encore dans la catégorie Cadets. En fait, mes frères aînés Ferid, Moncef mais aussi Mohamed Ali ont énormément donné à l’Union Sportive Maghrébine. Je ne ratais aucune de leurs sorties. Par exemple, Moncef était un superbe technicien. Il a inscrit un des buts de la victoire de l’EST en amical face à l’Olympique Marseille (4-1). Nous étions au fond une véritable famille sportive, à partir d’Abdelwahab Chahed, ancien président de la Fédération sport, culture et travail qui n’est autre que mon oncle.
Vos parents vous ont-ils encouragé à épouser une carrière sportive ?
Mon père Jalloul, originaire de Sousse et Etoiliste pur jus, m’a encouragé à opter pour le foot. Ma mère Kmar, comme toute mère tunisienne, était d’un avis différent. Elle tenait à ce que je réussisse mes études d’abord. J’ai arrêté ma scolarité au niveau de la sixième année secondaire. Dieu merci, à partir de 1975, j’ai été à la Bourse de Tunis où j’ai fait un métier que j’aime.

Peu de gens savent que votre premier club a en fait été l’Union Sportive Maghrébine…
C’est le club de mes frères Ferid et Moncef, deux excellents joueurs de la Belle époque. C’est là que j’ai naturellement signé ma première licence Ecoles en 1966-67. Nous avons été nombreux dans mon quartier de Halfaouine-Bab Saâdoun à opter pour ce club qui était en quelque sorte une Espérance-bis. Sauf Zoubeir Boughenia, mon copain de quartier et camarade au lycée de Bab El Khadhra, qui a directement débarqué au Parc «B». Après mon passage à l’EST en 1970 en tant que cadet, j’ai dû renouer avec l’USMa sous la pression de mes frangins. Puis, à la relégation de l’USMa, j’étais retourné au club de Bab Souika un peu en catimini, sans que mes frères le sachent. Nous étions cet été-là trois joueurs à avoir démissionné de nos clubs : Abdelhamid Kanzari de Soliman, Sami Dhouib du Club Sfaxien et moi-même. Les règlements ne permettant de bénéficier que de deux démissions, l’EST a finalement dû renoncer à Dhouib.
Des erreurs de parcours, vous en avez commis certaines dont se rappelle tout le monde. Avez-vous appris de ces erreurs ?
Bien évidemment. Un homme intelligent ne peut que le faire, surtout en football. Mon tempérament impulsif me faisait commettre des attitudes que je regrettais par la suite. Sur le terrain, je deviens comme dans un état second, hystérique, ou presque. Par contre, dans la vie, je ne suis pas comme cela. Plutôt cool, posé et réfléchi. Cela m’a coûté une suspension d’une année après un match houleux de l’EST à La Marsa où l’on m’accusa d’avoir adressé un bras d’honneur au banc banlieusard après que Taoufik Ben Othmane m’eut insulté. Trente ans plus tard, je continue à clamer mon innocence. Qu’ai-je fait au juste ? Je n’ai jamais fait un bras d’honneur.
Alors, pourquoi vous a-t-on accusé?
Ma réputation de joueur facétieux, un tantinet gouailleur et à problèmes m’a certainement beaucoup desservi. L’arbitre Hafedh Haj Hmida m’a expulsé trois ou quatre fois durant ma carrière. Que voulez-vous, avec lui, je souffrais d’un préjugé défavorable. En revanche, avec Neji Jouini, Aissaoui Boudabbous, Younès Selmi ou Mohamed Kadri, je n’ai jamais été exclu. C’était le respect mutuel. En tout cas, je demande pardon à tous ceux que j’ai pu blesser par un geste déplacé, que ce soit parmi le public sportif ou mes adversaires. Hors du terrain, j’ai toujours entretenu de bonnes relations avec tout le monde, y compris avec les joueurs du Club Africain, Ghommidh, Mehri, Bayari, mon voisin à l’Ariana Supérieure, Moussa… Ce sont tous des frères pour moi. En dehors du terrain, bien entendu. A l’Espérance, on m’appréciait parce que je n’ai jamais triché, je donnais tout ce que j’avais dans les entrailles. Une fois, Hmid Dhib m’a prié avant une rencontre sans gros enjeux de lever le pied comme on dit, de m’économiser pour le match suivant. Je lui ai dit que je ne pouvais pas le faire.
D’où vous vient cette transformation sur le terrain ?
De la rage de vaincre, la fameuse grinta. Je suis un gagneur, un battant, et j’ai horreur de perdre. Jadis, de dépit, quand on perd, les supporters pouvaient aller jusqu’à casser les voitures des joueurs. Mais les temps ont changé. La première chose à laquelle pense le footballeur aujourd’hui, qu’il perde ou gagne, c’est d’aller fumer sa sacrée chicha. Sans ce caractère électrique, fougueux à l’extrême, j’aurais sans doute fait une bien meilleure carrière, et joué davantage de saisons à l’Espérance que j’ai dû quitter dans la purge maquillée d’opération rajeunissement qui a vu neuf joueurs écartés dont Kanzari, Lassaâd Dhiab… et qui a failli toucher Tarek Dhiab et Mohamed Ben Mahmoud. C’était en fait une pure démagogie à laquelle avait alors recouru un bureau en difficulté.
En quittant l’EST en 1984-85, vous n’avez pas mis un terme à votre carrière, non ?
En fait, je me considérais trop jeune pour cela. J’avais encore des fourmis dans les jambes. Et c’est pourquoi j’ai joué les prolongations durant quatre bonnes saisons à l’Avenir Sportif de Kasserine. Mon frère Ferid était entraîneur de ce club. A la mort de mon frère Kamel, en Allemagne, dirigeants et joueurs de l’ASK étaient venus chez nous présenter leurs condoléances à ma famille. Le président de l’ASK, Ahmed Mansouri, qui était également P.-D.G. de la Société régionale du transport de Kasserine, m’a proposé de rebondir au sein de son club. Ce qui fut fait, moyennant une prime de 7 mille dinars et un job de contrôleur au sein de cette société. Vous vous doutez bien qu’en fait, je n’ai jamais exercé cette fonction et contrôlé qui que ce soit sur les bus de la Srtk. De la 4e division, nous allions effectuer une accession fulgurante en D1 en seulement trois saisons. Cette équipe possédait d’excellents footballeurs : Mohamed Ali Tabbassi, Mohamed Tahar Guermiti, Farouk Jenhaoui, Brahim Jeridi, le père de Rami, le gardien actuel de l’EST, Nejib Bannani, Fakher Tlili… Là-bas, j’ai connu des gens sincères et formidables desquels je ne garde que d’excellents souvenirs.
Quels furent vos entraîneurs ?
D’abord, mon frère Ferid qui m’a entraîné de la catégorie Ecoles jusqu’aux seniors à l’USMa. Ensuite, Abderrahmane Ben Ezzeddine, Mohamed Torkhani, Belhassen Meriah, Hmid Dhib qui a fait de moi un titulaire à part entière après le match contre les Marocains de Oujda, en coupe maghrébine, Roger Lemerre, un grand technicien avec lequel les rapports humains étaient exquis, Mokhtar Tlili. En sélection, Ameur Hizem.
Quelle différence y a-t-il entre le foot d’hier et celui d’aujourd’hui ?
Qui a dit que notre foot a fini par tomber en désuétude, qu’il est démodé ? Si on nous avait donné les moyens dont bénéficient les joueurs de ce siècle, nous aurions sans doute réussi des miracles. On s’entraînait trois ou quatre fois par semaine, contre six ou sept fois actuellement. Mais l’hygiène de vie constitue désormais le talon d’Achille de notre foot. Notre président Hassène Belkhodja menaçait quiconque se rendait auteur d’une grosse entorse à l’hygiène de vie (veillée prolongée, consommation d’alcool…) de perdre tout à la fois sa place dans l’équipe et son boulot.
Quelles sont les qualités d’un bon demi défensif ou relayeur, les postes que vous aviez occupés ?
A vrai dire, j’ai aussi joué latéral droit, ailier et attaquant. Mais c’est surtout en pivot ou en demi relayeur que j’ai excellé. Il faut avoir des poumons d’acier, une bonne vision du jeu, beaucoup d’abattage et surtout, la rage de vaincre. Raouf Meddeb, Taoufik Laâbidi Farfat auquel j’ai succédé directement et Mondher Baouab avaient un peu mon style. Plus récemment, Khaled Korbi. A l’étranger, le Hollandais Johan Neeskens.
Y a-t-il un match qui vous était resté en travers de la gorge ?
La finale de la coupe de Tunisie 1976 perdue sur une erreur d’appréciation de l’arbitre autrichien Erich Linemayr (0-0, 0-0 et 4-3 aux penalties pour le CA). Le ballon a bel et bien franchi de presque un mètre la ligne de but d’Attouga. Et puis a-ton idée de désigner un même arbitre pour les deux éditions ?
Quel est votre meilleur souvenir ?
Mon match face au CSS en Coupe de Tunisie 1981 remporté 2-1 lorsque j’ai marqué le but de la victoire dans les prolongations. Et la finale de coupe 1980 remportée aux dépens du CA (2-0).
A votre avis, quel est le meilleur joueur tunisien de tous les temps ?
Il est difficile d’en citer un seul car chaque époque apporte son lot de cracks. Je retiens Diwa, Chaibi, Tarek, Ben Mrad, Agrebi, Chetali, Temime… Chez les gardiens, Attouga, quelqu’un que j’adore, et El Ouaer.
Et de l’histoire de l’EST ?
Tarek, Abdelmajid Ben Mrad, Ben Yahia et Temime, tous des artistes.

Dites-nous : comment trouvez-vous l’EST aujourd’hui ?
Grâce à des recrutements ciblés (El Houni, Badrane, Benghith qui alterne encore des hauts et des bas…), et leur adaptation rapide, et malgré quelques accidents de parcours et des critiques inévitables, l’Espérance vit actuellement son apogée. Ses plus beaux jours. On peut même dire sans risque de se tromper qu’il y a actuellement l’Espérance et les autres, aussi bien au niveau des structures mises en place que de l’infrastructure. Pourtant, face au marathon imposé par un calendrier démentiel, il faut faire attention à l’usure physique et la lassitude mentale. De leur côté, les supporters font leur devoir. Ils doivent néanmoins faire attention aux fumigènes qui peuvent occasionner au club de lourdes sanctions, notamment dans les compétitions africaines.
Avez-vous gardé un contact avec votre club ?
Oui, je continue d’aller au stade assister aux rencontres de mon club. Le président du club Hamdi Meddeb a pris l’initiative louable de réserver des places dans les loges et les tribunes aux anciens joueurs. En 2009, j’ai pris une année de mise en disponibilité pour me consacrer à ma fonction de délégué de l’équipe seniors du temps de De Morais et Faouzi Benzarti. Dernièrement, à l’initiative d’un groupe d’Espérantistes des Emirats Arabes Unis composé d’Aymen, Hamza, Asma, Mouna…, nous avons été honorés, Abdelmajid Ben Mrad, le père de Hedi Berrekhissa et moi-même. On a pu rencontrer Said, un Emirati qui aime l’EST sans avoir jamais mis les pieds en Tunisie.
Que vous a donné le sport ?
L’honneur de porter les couleurs d’un aussi grand club que l’Espérance avec lequel je n’ai d’ailleurs jamais rompu. On entend dire tel un slogan: Tarajji Ya Dawla. C’est le cas de le dire, et je sais de quoi je parle: En toute objectivité, c’est un autre monde, une école de la vie. Et je suis fier d’avoir appartenu à ce monument du sport tunisien.
Parlez-nous de votre petite famille
Je me suis marié en 1985 avec Hedia, directrice dans une banque. Nous avons un enfant, Mohamed Aziz, un fou de Manchester United et de l’EST, cela va de soi. Il est en 2e année des cours de physiothérapie. Je ne vis au fond que pour ma petite famille.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Un peu comme tous les jeunes retraités. Au fil des années, je suis devenu casanier. Le week-end, c’est l’inévitable partie de belote au café. Et le match de l’EST au stade, s’il est important. A la télé, je suis assidûment les plateaux politiques et les parties de MU et du Real.
Enfin, êtes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?
Pas beaucoup. Oubliant leur rôle et les attentes des citoyens, les politiciens s’accrochent à leurs sièges. C’est une maladie chez eux. Pourtant, c’est l’élite du pays. Forcément, cela produit un ras-le-bol chez le commun des citoyens.