Accueil A la une «Tlamess» de Alaeddine Slim: Quelque chose d’étrange et de merveilleusement insolent

«Tlamess» de Alaeddine Slim: Quelque chose d’étrange et de merveilleusement insolent


On n’en sort pas indemne d’un film avec une telle charge comme «Tlamess» de Alaeddine Slim. Un film dont l’expérience sensorielle provoque des réactions physiques… des palpitations, de l’essoufflement… L’émotionnel agit comme un talisman, mais le cérébral est aussi appelé à guider ce voyage dans les tréfonds de la nature, de l’humain, de la fiction et dans une imagination NO LIMIT.

Le cinéma auquel nous avons assisté est à part, ne se classe nulle part, ne répond à aucune règle de bienséance commerciale, politique, éthique, sociale… Le cinématographiquement correct n’en trouve aucun écho. «Tlamess» de Alaeddine Slim s’inscrit dans la liberté, la création, dans son état pur.

Commençons par le synopsis qui est loin de raconter le film : suite au décès de sa mère, un soldat déserte, s’enfonce et disparaît dans une forêt. Quelques années plus tard, une jeune femme enceinte se baladant dans la même forêt fait une rencontre étrange. Des événements singuliers surviennent alors.

Le formel

«Tlamess» est une forme, un point sur les objets y compris les personnages, ce côté purement visuel représente un aspect du film. Sans pour autant mettre l’accent ou souligner d’un trait fort les composantes du cadre, des éléments tels que la couleur, la ligne, la forme, la texture, les odeurs hypnotisent le spectateur.

«Tlamess» est une histoire de cadre et d’image. L’homme, confronté à la mort, se cloisonne dans ses espaces urbains, mais se place petit à petit dans la marge, les plans sont construits comme des natures mortes. Nous le retrouvons dans des ouvertures de portes, se plaçant dans le cadre pour bien fixer ses détails. Ce sont des compositions plastiques que nous propose l’auteur, des cadres bien étudiés, minutieusement précis.

En suivant le parcours de son personnage, la forme change, la caméra plus entreprenante, elle aussi se libère et s’adonne à un plan de séquence qui accompagne le halètement de l’homme courant nu, fuyant la police militaire, à travers les quartiers déserts, quittant la cité des vivants, traversant la cité des morts et rejoignant la forêt.

Elle, est introduite dans un autre plan fixe bien soigné, présentée avec les éléments qui la décrivent. Son évolution dans cette seconde partie du film prend aussi cet aspect formel qui la place au centre d’autres compositions, faites de textures, d’odeurs, de végétations et d’éléments liquides.

Le tour de force des deux acteurs, Abdallah Minyawi et Souhir Ben Amara, réside dans le non-jeu, cet état naturel et brut, ils ne campent pas des personnages avec des courbes émotionnelles évolutives, mais se fondent dans cet état créatif dans lequel baigne tout le film.

Flottement et intuition

Ce filmage naturaliste proche des éléments de la nature, s’approchant des contemplations, construit non seulement un univers, mais une atmosphère magique que seul l’auteur connaît le secret et maîtrise le mouvement. Ce que Alaeddine Slim propose s’apparente à l’intuition, crée du flottement entre le réel et la fiction, cette intuition rend les choses qui se construisent devant nos yeux comme une installation qui vit d’elle-même et raconte sa propre histoire mis à part tout le reste.

La narration

C’est un patchwork, une composition entre moments, lieux, choses, personnes, images, odeurs, textures et rencontres. Du figé à l’amovible, la nature est imperturbable. Elle domine, dicte et intervient pour construire l’idée, l’image fantasmée.

Du point de départ au point d’arrivée, le film brasse hyper large. Au départ, nous sommes dans le désert, le personnage principal est un soldat, à la fin du film, ce même personnage est comme un Hermite, une espèce de prophète, un illuminé qui s’affranchit de tout et plonge dans un espace fait d’eau et de végétation. De la sécheresse à l’humidité, l’homme suit une trajectoire, il tourne le dos à la caméra, se couvre la tête avec son capuche et trace…

Le territorial

«Tlamess» est une histoire de territoire, le territoire de l’ordre, et celui du désordre, territoire de la fiction, celui du réel sublimé, celui du rêve et de la poésie, celui de l’au-delà de la mer et celui de l’ici. L’onirique trouve sa source dans l’éloignement du réel. La cité ou l’urbanisme filmé dans «Tlamess» conduit à un autre ordre naturel.

L’homme qui déserte, entame une fuite, d’abord dans la maison de sa mère, puis dans les immeubles désaffectés, ensuite il squatte dans un appart meublé mais mis à la location. Pour finir par traverser la vallée des morts et rejoindre la forêt.

Elle, que nous découvrons par son reflet dans une vitrine d’un magasin, apporte un autre territoire avec d’autres codes. Flottante dans cet espace, elle se laisse conduire hors contexte et se retrouve à la lisière de l’imaginaire.

Le mutant et la mutante

La force de ces deux personnages réside dans le fait que nous ne connaissons rien d’eux à part ce que nous montre le film. Deux personnages sans histoire, sans passé et sans psychologie. L’auteur n’opère pas d’introspection, n’expose pas de fait en dehors du film, n’analyse pas leur état d’âme… ils sont là deux entités qui se rencontrent… seule la transformation physique les raconte, le lieu qui les abrite les contextualise. Une espèce de château d’eau au sol inondé d’eau, baigné de lumière, qui fait office de prison, de refuge et nous rappelle étonnement la gestation de la naissance.

Le tour de force des deux acteurs, Abdallah Minyawi et Souhir Ben Amara, réside dans le non-jeu, cet état naturel et brut, ils ne campent pas des personnages avec des courbes émotionnelles évolutives, mais se fondent dans cet état créatif dans lequel baigne tout le film. L’évolution physique des deux personnages et plutôt leur mutation n’est pas uniquement dans le costume et le maquillage, c’est une mutation qui vient de l’intérieur et se manifeste dans le regard.

Le reptile

La figure du serpent est fondatrice dans «Tlamess», un animal rampant qui représente l’infini, le changement, la renaissance, la transformation et la transmutation. Puisqu’il mue régulièrement au cours de son existence : il perd son ancienne peau et en reconstruit une nouvelle, ce serpent rampant sur le sol, il est aussi lié à la terre et à sa force. Nous le retrouvons dans le film à maintes reprises et sous différentes formes d’abord, dans la maison de mère du déserteur, nous retrouvons sa forme dans les tentacules du poulpe qu’il cuisine, nous le voyons dans le cordon ombilical une fois coupé… sa présence gigantesque face à la femme avec sa langue fourchue qui lui caresse le ventre bien rond reste une image angoissante et perturbante. Elle rejoint le plan en drone avec un mouvement arrière qui prend le minaret comme point de départ pour emporter sur son sillage la cité dormante, avec ses immeubles délabrés, ses banques, ses commerces et le feu dans une narration par l’image suivant la forme du serpent de la tête à la queue.

Bande son et dialogue non sonore

La bande son et la musique signée du groupe rock sont un choc, elles apportent intensité à tout, font corps avec le film avec ses différentes mutations, elles lui donnent sens et en font echo.

Cette musique cohabite avec le son du film, le frétillement des branches, le clapotis des gouttelettes, le vent, la pluie, les vagues. Le film s’exprime dans ces sons-là, pousse la liberté formelle à son comble et abolit la parole… Les personnages deviennent muets, la communication se fait par le regard…

Tlamess de Alaeddine Slim s’inscrit dans la liberté, la création, dans son état pur.

Le contrôle et l’aléatoire

Dans cet énorme éparpillement dans lequel Alaeddine Slim nous abandonne, nous suivons l’aventure avec nos sens. A chaque fois, il retire un élément, nous impose de nouvelles pistes, nous lance d’autres et nous le suivons docilement comme si nous étions hypnotisés… et nous l’étions… alors qu’il nous laisse croire que nous sommes livrés à nous-mêmes et lui aussi avec nous dans l’aléatoire, il nous balance des indices : une boussole, un naufragé, une cascade… et c’est avec ces éléments-là qu’il serre des nœuds bien forts avec son précédent film «The last of us». Et il semble dire que son œuvre est un tout qui se rejoint et ne se dissocie pas. Nous ne sommes plus dans la production et la réalisation de films, mais en présence d’une œuvre qui se sculpte dans le génie d’une écriture qui fait que nous trouvons dans le réel quelque chose d’étrange et fait corps avec son créateur.

Kubrick et moi

Dans cet acte de pure liberté, les références restent tout de même présentes. «Il y a beaucoup de Kubrick dans le film. Le monolithe de 2001, le suicide du soldat qui rappelle Full Metal Jacket, les macros sur les yeux qui viennent de Orange Mécanique. Comme il l’exprime dans le dossier de presse, Kubrick est pour Alaeddine Slim un maître absolu. «Pourquoi je me serais empêché de mettre le monolithe dans mon film ? D’autant plus qu’il y trouve sa propre logique. C’est une sorte de porte, parmi celles qu’il y a dans le film. On l’a laissé dans la forêt d’ailleurs. J’imagine des randonneurs qui découvrent l’objet !» dit-il.

L’équipe

Devant une telle œuvre, il serait indécent de ne pas souligner l’implication de toute l’équipe, une aventure aussi folle et sans limites ne peut pas être réalisée sans des êtres d’exception, Amine Messadi à l’image, Moncef Taleb au son eux-mêmes co-producteurs, Malek Gnaoui aux décors pour ne citer que les chefs de département. Exit Productions, Inside Productions et Madbox Studios, Chawki Kniss et Ali Hassouna qui ne manquent pas de culot pour suivre une aventure aussi hasardeuse et merveilleusement passionnante.

 

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