Le coronavirus et la culture? Le confinement et l’art font-ils bon ménage? Distanciation sociale, isolement et création ? Nous avons adressé virtuellement (confinement oblige) une série de questions (les mêmes ou presque) à des artistes et autres intellectuels de différents univers. Tous et toutes ont pris le temps de la réflexion…
Parmi ces derniers, figure l’artiste visuel Nabil Saouabi. En parallèle à sa pratique artistique, il est aussi enseignant à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis. L’artiste explore différents médiums, allant du dessin et de la gravure, ses deux premières amours, à la peinture, en passant par l’installation, la performance ou encore la vidéo. Sa première exposition remonte à l’an 2000 ; depuis, il a participé à plusieurs expositions en Tunisie et à l’étranger. Ses œuvres ont été présentées, également, dans des biennales comme Dak’Art, Beijing et la VIe Biennale Internationale de la gravure de l’Île-de-France ainsi que des foires internationales, telles que la 1-54 Contemporary African Art à New York et Art Dubaï. Entretien.
Comment se passe votre confinement ?
La vérité est que cet isolement forcé ne change pas beaucoup mes habitudes. Je préfère l’isolement et je pense qu’il est nécessaire pour la création et la réflexion profonde, mais ce qui est différent maintenant, c’est que l’isolement est mélangé à une sorte de peur généralisée à laquelle il faut faire face avec beaucoup de distance. J’essaie de concilier les affaires familiales et la pratique artistique, j’essaie de lire, dessiner ou filmer ce confinement. Ce confinement n’est pas l’isolement puisque on regarde toujours l’extérieur, même à travers un écran de téléphone pour suivre les informations… Ce n’est pas cet isolement que j’aime…
Donc, je passe mon temps à la maison avec ma famille, à jouer avec mes enfants et à suivre les actualités, mais j’essaye aussi de voir des films sur internet, essentiellement des documentaires. J’ai ramené de l’atelier quelques plaques de cuivre pour réaliser des gravures, mais je n’ai pas pu, je suis déconcentré par ce qui ce passe, je pense que attendre, c’est la seule activité possible, mais le plus difficile, c’est de transformer ce moment creux en une opportunité de redécouverte de soi.
Il y a tout de même du positif dans cela ?
Il y a toujours quelque chose de positif dans ce qui se passe puisqu’il révèle la fragilité de l’être dans son existence et l’absurdité de la manipulation des vies humaines à travers les manœuvres des pouvoirs politiques dans le monde entier. Je pense que ce virus dévoile les limites de la civilisation contemporaine et ses failles éthique, morale, politique, etc. Mais malheureusement, l’humanité répète inlassablement les mêmes erreurs et avec plus d’avidité et d’absurdité.
Une œuvre qui vous vient à l’esprit en pensant au coronavirus?
L’œuvre d’art qui me vient à l’esprit en pensant au corona est le film de Jafar Panahi, « Ceci n’est pas un film.». Le cinéaste iranien que j’admire et qui, d’ailleurs, a été condamné à 6 ans d’emprisonnement et à 20 ans d’interdiction de travail, mais a su transformer son isolement forcé avec beaucoup de courage et d’intelligence en un moment cinématographique magique pour glorifier la liberté et la nécessité de création même dans le moment le plus sombre . J’aime les films qui nous font sortir de l’espace-temps et nous donnent une vue plus large d’une humanité blessée à la recherche d’un antidote à travers l’art.
Ce virus vous inspire-t-il?
Je ne pense pas que le corona en soi m’inspire dans l’immédiat, mais les phénomènes qui dévoilent la nature humaine m’inspirent, ou l’être humain se retire dans l’espace étroit du corps comme un dernier rempart pour préserver son existence. Tout cela, bien sûr, nous inspire. Il y aura bien sûr le post-corona comme opportunité de repenser le monde grâce à un «être invisible» qui nous menace et met la civilisation contemporaine en état de siège et la jette dans une zone dangereuse de doute et de peur amplifiée par les réseaux sociaux, ce qui nous donne l’impression qu’il y a aussi beaucoup de manipulations médiatiques. C’est vraiment une «impasse» existentielle, mais aussi un terrain fertile pour enrichir l’imaginaire humain et stimuler la créativité artistique.
Donc pas très nocif pour l’art?
Je ne pense pas que Corona aura un impact négatif sur l’art en général, car les crises sont généralement un moteur de l’histoire, et cette période inspirera les artistes du monde entier puisque la création est souvent régie par d’autres lois et des équations plus complexes.
Moi, je fais la distinction entre l’activité culturelle et la création artistique, je dirais même en citant Jean-Luc Godard « La culture, c’est l’appareil qui organise la mort de l’art », dans ce sens, l’activité culturelle peut être affaiblie, mais la création artistique individuelle transforme les moments de crise en une opportunité de créativité visionnaire… Ou du moins c’est ce que je crois …
L’après-corona, comment vous le voyez?
C’est une question difficile, mais à travers les analyses et les lectures que j’ai suivies, la question passera rapidement du domaine de la santé pour « préserver les vies humaines » à la désintégration des systèmes politiques et économiques actuels qui gouvernent le monde vers un autre système dont les caractéristiques n’ont pas encore été clarifiées, un scénario similaire à celui de George Orwell dans son roman « 1984 ». Mais même si ce scénario est catastrophique, nous devons expulser la peur et ne pas tomber dans ce pessimisme, en transformant l’énergie de la vie vers une vibration positive, et c’est ce que font de nombreuses personnes comme expression de citoyenneté et de résistance qui se caractérise par l’amour et la solidarité.